dimanche 29 juillet 2012

La face cachée des femmes

La Cara oscura d'Andrés Baiz

Un film qui sort en France la même semaine que Holy motors de Léos Carax (grand film d'auteur post-godardien presque unanimement salué par la critique) est déjà mal parti, et il l'est plus encore s'il arrive précédé d'une bande-annonce traitresse et d'un titre français non moins traitre (enfin, si l'on peut parler de titre français, puisqu'il est en anglais). Le problème de la bande-annonce, c'est qu'elle est presque entièrement composée d'images prises dans la deuxième partie du film, ce qui peut gâcher au spectateur le plaisir des révélations qu'elle apporte, comme l'a fait remarquer Thomas Sion dans Libération. (Accessoirement, cela permet aussi de démasquer les critiques qui se sont contentés de voir la bande-annonce plutôt que le film.) Mais sa pire trahison tient dans sa volonté manifeste de ne montrer que des plans qui, sortis de leur contexte, peuvent paraître des plus conventionnels, ce qu'ils ne sont pas dans le film. Ajoutez à cela un titre "français" (Inside), qui n'est même pas une traduction du titre original espagnol, et vous êtes sûrs de faire fuir le chaland...

Pour ne pas être aussi traitre, je me contenterai d'évoquer la première partie, laquelle ressemble fort à Rebecca d'Hitchcock : une femme (Fabiana) vient vivre dans la maison d'un homme (Adrian) perturbé par la disparition de sa précédente compagne (Belen). Tout comme dans Rebecca, le passé ne tarde pas à refaire surface, par petite touches d'abord, puis sous forme d'un flash-back qui forme la deuxième partie du film, et qui, un peu comme dans Rebecca, nous fait voir les événements du début sous un autre angle. La différence avec Rebecca, c'est que le fantôme de la première femme s'avère beaucoup plus concret... Mais je n'en dirai pas plus. J'ajouterai juste que la troisième partie, comme de juste, reprend l'intrigue là où les deux parties précédentes s'étaient arrêtées, et la mène à son terme.

De cette construction narrative somme toute assez classique, on peut déduire assez facilement que les personnages féminins se taillent la part du lion. En fait, ils sont même si dominants que Jean-François Rauger a écrit dans Le Monde que le film ne peut fonctionner que si le spectateur accepte de considérer les femmes comme des créatures intrinsèquement cruelles. Une remarque intéressante, mais qui m'évoque les accusations de misogynie jadis essuyées par le tandem Boileau-Narcejac (auteur de D'entre les morts, le roman d'où Hitchcock tira Vertigo), qui adorait lui aussi montrer des hommes faibles tourmentés par des femmes fortes (une thématique héritée du roman noir). Il serait plus correct de dire qu'Andrés Baiz (comme Boileau-Narcejac ou Roald Dahl, que mentionne, non sans raison, Thomas Sion) a une vision sombre de l'humanité dans son ensemble (si tant est que les cas particuliers présentés dans le film soient généralisables).

Le parcours des trois protagonistes se révèle en effet étrangement similaire, si l'on y réfléchit bien : tout trois vont se retrouver confrontés à une tentation (le vrai sujet du film) et y succomber, avant d'être pris, mais trop tard, de remords. Le motif du pacte avec le Diable est d'ailleurs explicite dans la deuxième partie, où Belen se voit proposer une étrange idée par celle qui se révélera plus tard la femme d'un ancien officier nazi. La tentatrice d'Adrian est beaucoup plus anodine (une jolie violoniste), et celle de Fabiana (une de ses collègues) n'est qu'une incarnation de son démon intérieur, qui la pousse à préserver sa bonne situation à n'importe quel prix.

Le film en vient ainsi à montrer des personnages qui se côtoient sans vraiment se voir, tout absorbés qu'ils sont par leurs idées fixes, et la caméra d'Andrés Baiz s'attache à traduire visuellement cette incommunicabilité. En témoigne une idée de mise en scène qui revient deux fois dans le film : un plan nous montre un personnage (Adrian dans les deux cas), puis la mise au point change pour nous montrer un autre personnage en train de le contempler (Fabiana la première fois, Belen la deuxième). Ce n'est certes pas un procédé nouveau, mais il est employé à bon escient, et en écho avec toutes les scènes où les personnages sont littéralement filmés champ contre champ, parce qu'ils se tiennent chacun dans un espace à la fois très lointain et très proche. Le ping-pong visuel qui tient si souvent lieu de style aux tâcherons du grand écran fait ici totalement sens.

Et Andrés Baiz ne s'arrête pas là dans sa tentative d'infuser un peu de sang neuf à des figures filmiques fatiguées, puisque lui (ou son scénariste) a eu l'idée (simple mais efficace) de faire d'Adrian un chef d'orchestre, ce qui permet d'entretenir une confusion savante sur la musique qui accompagne l'action : est-elle celle que fait jouer Adrian (Rachmaninov ou Tchaïkovski) ou une illustration sonore de ce que vivent les personnages (l'un n'excluant pas l'autre, bien sûr) ? Accessoirement, cela donne lieu au début du film à une scène savoureuse où un Adrian ivre fait de grands gestes du bras en disant "je dirige", alors même qu'il perd tout contrôle de sa vie...

Le film d'Andrés Baiz, en revanche, est extrêmement maîtrisé, on l'aura compris (enfin, j'espère). Au point de soutenir la comparaison avec celui de Léos Carax ? La question, selon moi, n'a pas à être posée : les deux films ne jouent pas sur le même terrain, mais ils marquent tous les deux des buts, et c'est l'essentiel.

Les cris des enfants perdus

Babycall de Pal Sletaune

Avec un pitch comme celui de ce film (une femme, Anna, surveillant son enfant, Anders, grâce à un "babycall" y capte d'inquiétantes conversations), le spectateur pourrait s'attendre à une intrigue astucieuse, mais sacrifiant tellement les personnages à ses fins qu'ils ne sont plus que des marionnettes désincarnées... Et il aurait tort ! L'engin en question n'est rien d'autre qu'un accessoire parmi d'autres, et comme eux entièrement au service d'un film dont le vrai sujet est la maltraitance familiale (le vécu commun des deux personnages principaux du film, Anna et Helge), traité il est vrai sous un angle fantastique. Mais comme le faisait remarquer Harlan Ellison, les choses sont tellement plus claires sous la lumière du surnaturel...

Erich Vogel a donc parfaitement raison d'écrire dans Elegy que Babycall s'inscrit dans une lignée de "ghost stories" remontant au moins à Henry James et son fameux Turn of Screw (adapté au cinéma par Jack Clayton sous le titre The Innocents et à l'opéra par Benjamin Britten), qui nous présentait déjà une femme en prise avec des enfants et des fantômes. En revanche, il a tort quand il sous-entend que le film n'est rien d'autre qu'une énième variation sur des figures éculées, parce que son intrigue se résout d'une façon que je ne me souviens pas d'avoir déjà vu quelque part.

Chacun sait (ou devrait savoir) que les récits fantastiques offrent souvent deux explications aux phénomènes qu'ils décrivent : l'une rationnelle (les personnages sont fous ou rêvent), l'autre irrationnelle (les fantômes sont vraiment là). Parfois, l'hésitation entre les deux se maintient jusqu'à la fin de l'oeuvre (au point que Todorov a voulu en faire, à tort, la définition du fantastique), mais le plus souvent l'une des deux est privilégiée, que ce soit ouvertement (Mark of the Vampire de Tod Browning et son célèbre basculement de l'intrigue dans le film policier) ou plus subtilement (comme dans le cas que Jacques Finné appelle la "fausse double explication", où la solution rationnelle est discrètement assassinée dans un coin de l'oeuvre). Mais jamais les deux explications ne se révèlent toutes les deux vraies, comme c'est le cas dans Babycall, d'une façon que je n'expliciterai pas pour ne pas trop déflorer le film.

L'attention portée par Pal Sletaune à la construction de son film ne s'arrête pas là : de façon assez systématique mais très habile, tout objet apparaissant à un moment ou à un autre du film se retrouve employé dans une autre scène, que ce soient de simples ciseaux ou le dessin d'Anders qui va servir à Anna de plan pour retrouver l'appartement d'où viennent les cris. Plus qu'une application du célèbre principe du fusil de Tchékhov, j'y vois une volonté de faire résonner les scènes entre elles pour donner de l'unité au film, en faisant comme si la première appelait la seconde, d'une façon plus magique que logique (un procédé théorisé par Jorge Luis Borges).

Mentionnons également, au rang des accessoires, cet appareil photo qui, puisqu'il faut bien que l'image s'ajoute au son, va servir à Helge à observer l'enfant qu'Anna entend crier. On retrouve là une thématique classique des récits qui mettent en scène des êtres imaginaires (comme dans Fight Club de David Fincher, où les images des caméras de surveillance nous montrent ce qui se passe vraiment dans le parking), celle de l'objectivité supposée des appareils qui prolongent nos sens. Un des enjeux du film, pour le spectateur, est justement de savoir s'il peut s'y fier ou non pour comprendre ce qui se passe vraiment (la réponse est certes classique, mais elle sert l'intrigue qui, elle, est originale, je l'ai dit).

Une autre astuce du réalisateur est la première image du film (le visage ensanglanté d'Anna à qui une voix dure demande "Où est Anders ?"), qu'on croit tout naturellement être un échantillon de ce qu'elle a subi avant de déménager, mais qui se révèle finalement être un flash-forward (je conseille aux gens qui ne veulent pas trop en apprendre sur le film avant de le voir de ne pas chercher à approfondir la signification de ce terme s'ils l'ignorent). De façon générale, ce film oblige presque sans cesse le spectateur à reconsidérer sa position (classique me direz-vous, mais ce n'est pas souvent qu'un cinéaste y réussit aussi bien).

Ainsi plongés dans un état permanent de doute, nous nous retrouvons au diapason d'Anna et de Helge, qui errent dans les débris de leurs vies comme nous dans les pièces du puzzle conçu par Pal Sletaune. Du coup, l'intrigue, qui aurait pu phagocyter la vie intérieure des personnages, contribue au contraire à nous en donner une idée fidèle, et le film nous touche vraiment, au lieu de simplement nous distraire.