mardi 23 octobre 2012

Les péchés de nos pères

Insensibles de Juan Carlos Medina

Encore un film passé par l'Etrange Festival 2012 (et un que je voulais voir, pour le coup), et encore un film à la sortie confidentielle (deux salles sur Paris), ce qui est dommage parce qu'il est vraiment intéressant. Le titre français et les premiers plans, manifestement situés dans un passé qu'une date viendra bientôt préciser, nous présentent d'emblée le phénomène extraordinaire au coeur du film : l'insensibilité d'un groupe d'enfants à la douleur, aussi bien la leur que, par ricochet, celle des autres. Jean-François Rauger dans Le Monde trouve ce lien entre physique et moral un peu artificiel, et pourtant il ne l'est pas tant que ça, à bien y réfléchir : si l'on considère que le fondement de la morale consiste à ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse, on comprend bien pourquoi ces enfants ont du mal à accéder aux formes les plus élémentaires d'empathie. Notez d'ailleurs que cette insensibilité se double d'un autre trait marquant, l'insuffisance lacrymale, qui jouera un rôle central par la suite, puisque c'est par là qu'au moins un enfant accédera au respect d'autrui.

Après cette séquence d'introduction, le film retourne aussitôt dans le présent (lançant ainsi le parallélisme qui structurera tout le film) pour nous présenter David, un brillant chirurgien bientôt papa, mais qui va, en quelques minutes, subir une version extrême de la loi de Murphy en perdant sa femme, Anaïs, et en apprenant qu'il a un cancer. Seule une greffe pourrait le sauver et fournir un père à son enfant prématuré, mais l'ennui est que ses parents l'ont adopté et qu'il ne le savait pas. Commence alors une quête de sa "vraie" famille, qui va le mener très vite sur les pas des enfants insensibles et de la terrible prison de Canfranc, théâtre de quelques-unes des pages les plus noires du franquisme...

Le film se retrouve ainsi à vérifier les thèses de Joël Malrieu, pour qui la problématique de l'identité est au coeur du récit fantastique. Avant de commencer sa quête, David n'est rien de plus que le stéréotype du médecin si brillant qu'il est surchargé de travail et ne peut guère accorder de place à sa femme : seule son enquête pourra lui révéler qui il est vraiment, et surtout quel père il veut prendre pour modèle, celui qui l'a élevé ou celui qui l'a engendré, le monstre par choix ou le monstre par nature. Il mettra d'ailleurs explicitement ses pas dans ceux de ce dernier, puisqu'il refera le chemin qui lui a permis de s'évader de Canfranc, au cours de la séquence magistrale qui clôt le film. Et à ramper ainsi sur les traces de son "vrai" père, David semble véritablement subir une initiation antique, une sorte d'accouchement symbolique.

C'est qu'en fait Insensibles est un film sur la paternité, un film qui s'articule véritablement autour des trois pères que j'ai évoqué (auquel on peut ajouter le professeur allemand qui s'occupe un temps des enfants insensibles) : les femmes, dont le rôle est pourtant souvent décisif, qu'elles donnent la vie ou enseignent l'amour, ont une espérance de vie des plus courtes dans le film, que les temps soient troublés ou non. Il ne faut pas y voir là une forme de misogynie, mais plutôt une interrogation sur les choix que nous faisons quand personne n'est là pour nous rappeler que la douceur aussi existe. Car Insensibles est aussi, comme beaucoup de récits fantastiques, un film sur le mal, et la place que nous choisissons de lui accorder dans nos vies.

Ces thématiques ambitieuses sont servies par une mise en scène intelligente, foisonnant de trouvailles plus ou moins originales. C'est par exemple cette transition (remarquée par Nicolas Gilli sur Filmosphère) entre un plan d'un doigt traçant un sillon dans une flaque de sang et un plan d'une route, comme si le passé appelait le présent. Un autre plan est un exemple parfait de ce que Michel Chion appelle le "déjà-là" : un objet, présent dès le début du plan (ici, un sous-vêtement féminin) acquiert tout à coup un sens quand le personnage au centre du plan le remarque enfin. Mentionnons aussi le début de la confrontation finale entre David et Berkano, son "vrai" père, qui atterrit derrière lui, mais dans le flou du plan, si bien qu'on peut croire un instant qu'il n'a pas vieilli depuis tout ce temps (ce que la suite du plan dément aussitôt, bien sûr). L'absence d'étanchéité entre le passé et le présent trouve ainsi, une fois de plus, une illustration originale.

Je viens de parler de "confrontation finale", mais en fait Insensibles est construit de telle façon que cette notion même se trouve désamorcée, à la façon dont Neil Gaiman et Dave McKean avaient procédé dans leur comics Black Orchid (une révolution visuelle aussi bien que narrative). Un peu avant, la confrontation entre David et son père adoptif avait tourné court dans une scène évoquant irrésistiblement la fin de Los Sin nombre de Jaume Balaguero. De façon similaire encore, quand David se retrouvera face à une des victimes de ses pères, nous ne verrons jamais l'état dans lequel elle est vraiment : une façon classique de faire travailler l'imagination, certes, mais aussi une manifestation de plus de cette esthétique de l'évitement des passages obligés, qui permet au film de ne jamais sombrer dans la facilité du gore.

Un film dur (ce n'est pas pour rien qu'il est interdit au moins de 16 ans) mais jamais complaisant, "habilement mené" (pour reprendre les mots de Jean-François Rauger) mais jamais maniéré : on peut dire sans trop se tromper que Juan Carlos Medina fait honneur à la "tradition" horrifique espagnole.

Dieu bénisse l'anarchisme !

God Bless America de Bobcat Goldthwait

Après l'intéressant Compliance, transposition dans un fast-food de la fameuse expérience de Stanley Milgram, le cinéma américain nous offre un autre film critique sur les rapports humains, à la différence près qu'ici la critique est explicitée verbalement et qu'elle porte sur un aspect moins intemporel, à savoir l'usage que nous faisons des nouvelles technologies. Pour tempérer tout ce que cette description peut avoir d'aride, je rappellerai juste que le film est (curieusement) estampillé "comédie" ("satire" serait plus juste), ce qui me l'avait fait d'entrée écarter de ma liste de films à voir lors de l'Etrange Festival 2012, à tort je l'avoue.

Le film n'a en effet aucun des défauts qui caractérisent une comédie ordinaire (et qui me font généralement détester ce "genre"). Il ne consiste pas en une suite de gags alignés  les uns à la suite des autres sans autre lien qu'une ligne narrative des plus ténues, non : il est parfaitement construit - une bonne partie des scènes qu'on ne pensait tout d'abord ne servir à rien d'autre qu'à caractériser les personnages trouvent leur écho, pour ne pas dire leur résolution, beaucoup plus loin dans le film. J'ai parlé de "caractériser les personnages", et justement, le film évite ainsi un autre des défauts typiques d'une comédie, à savoir bâcler les caractères : le cinéaste prend le temps de développer les motivations des personnages principaux, qui ne sont pas de simples marionnettes tout juste bonnes à figurer dans un gag (d'où sans doute la longueur du film, et de la mise en place de l'intrigue). Enfin (et surtout), l'humour à l'oeuvre dans ce film ne fait qu'affleurer ça et là par petites touches légères (verbales ou situationnelles), et il n'a rien de la vulgarité potache qui est si souvent la norme en la matière - il est noir, très noir.

"Humour noir" est une expression forgée par le pape du surréalisme, André Breton, et surréaliste, ce film l'est assurément, si l'on considère avec le fondateur du mouvement que "l'acte surréaliste le plus simple consiste à descendre dans la rue, revolver au poing, et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule". Certes, les  deux "héros" du film prennent pour cible des gens qu'ils estiment devoir mériter la mort pour leur bêtise, mais le "hasard objectif" joue un grand rôle dans le déclenchement de leurs fusillades. Du coup, le film s'approche presque de la perfection d'irrévérence constituée par le comics déjanté de Grant Morrison, Kill your boyfriend - il en diffère juste par les personnages et ce qui les anime.

En effet, le garçon du duo de tueurs (Frank) est ici beaucoup plus âgé que sa compagne (Roxy), qu'il ne parvient d'ailleurs pas à voir autrement que comme une partenaire de tuerie. Ce qui ne l'empêche nullement de nouer avec elle une relation toute en gentillesse, parfois irrévérencieuse, mais toujours authentique - différente donc des rapports sociaux agressifs qui pullulent autour d'eux. L'étonnement d'une des victimes de Frank à constater qu'elle ne meurt que parce qu'il ne la trouve pas assez gentille est de fait la clé du film : Frank est foncièrement gentil, et il voudrait que tout le monde le soit. Et comme c'est difficile, pour ne pas dire impossible, dans un monde où une gamine fait un caprice parce qu'elle n'a pas reçu de ses parents le cadeau qu'elle attendait, il prend les armes, tel le Christ s'armant d'un fouet pour chasser les marchands du temple.

On retrouve ainsi un thème classique du film noir, le couple de fugitifs qui ne parvient pas à trouver sa place dans une société qu'ils ne comprennent pas (par exemple, tous deux disent aimer les livres - encore qu'on ne les voie jamais lire dans le film). Les personnages font d'ailleurs explicitement référence à Bonnie and Clyde, auquel le film emprunte également une certaine esthétique du ralenti, revue cent fois depuis dans les films d'action, mais qui est vraiment à sa place ici, peut-être en raison des angles de caméra parfois inhabituels qui l'accompagnent, ou bien tout simplement parce qu'elle arrive vraiment à des moments-clés du film (comme la décision finale de Frank), et pas juste pour faire joli.

Côté esthétique, il faut également reconnaître à ce film un vrai travail de représentation de la violence à l'écran. Si les jets de sang sont utilisés comme fluides baptismaux dans une ou deux scènes-choc bien choisies, une autre scène de meurtre joue habilement sur deux idées chères à Alfred Hitchcock dernière période : l'usage du hors-champ (et des sons, voire des objets, qui en proviennent) et la difficulté qu'il y a à tuer quelqu'un. La référence à Hitchcock (autre grand fan d'humour noir que j'ai peut-être tendance à voir partout, j'avoue) me semble d'autant plus s'imposer qu'une autre scène du film s'inspire à l'évidence de celle de Psycho où Janet Leigh se fait contrôler par un policier en lunettes noires.

Ainsi décrit, le film me semble devoir échapper à la critique (secondaire, certes) que lui adresse Sandrine Marques dans Le Monde, à savoir qu'il ne ferait que remplacer une morale critiquable (celle de la télé-réalité pour aller vite) par une autre. Certes, Frank s'adresse finalement à nous face caméra comme Charlie Chaplin dans Le Dictateur, mais le message qu'il délivre est aussitôt parasité par le personnage qu'il entendait défendre, et qui se révèle tout aussi corrompu par le désir de s'exhiber que les autres. Visiblement, Bobcat Goldthwait ne cherche pas à nous faire adhérer à un quelconque message, juste à nous raconter l'histoire de deux êtres pour lesquels il éprouve à l'évidence une certaine sympathie (parfois irrévérencieuse, mais toujours authentique là encore).

Evidemment, pour trouver lui aussi ces personnages sympathiques, le spectateur a intérêt à partager un peu leurs sentiments. Si donc vous détestez lire, si vous êtes plus accro à votre téléphone portable qu'un nourrisson au sein de sa mère, si vous ne pouvez pas vivre un jour sans avoir pris connaissance de la dernière vidéo qui fait le buzz sur Internet, ou si vous estimez qu'un film ne saurait se regarder autrement qu'en papotant et envoyant du pop-corn sur la tête des spectateurs devant vous, ne courez surtout pas voir ce film, vous allez le détester.