mardi 17 décembre 2013

Un nuage de péché dans votre thé ?

A Touch of Sin de Jia Zhang-Ke

Confronté à l'interdiction au moins de 18 ans de son film Masculin Féminin, dédié aux "enfants de Marx et de Coca-Cola", Jean-Luc Godard choisit d'en faire la promotion sous le slogan : "un film interdit au moins de 18 ans, parce qu'il parle d'eux".
On pourrait, de même, dire de A Touch of Sin qu'il est "un film interdit aux Chinois, parce qu'il parle d'eux", mais il serait réducteur de ne voir dans ce film qu'une critique de la société des "enfants de Mao et de Foxconn".

Certes, Jia Zhang-Ke est parti de quatre faits divers authentiques, ces tufa shijian ou "incidents violents" - comprenez ces "pétages de plomb" qui mettent en lumière tout ce que la société a d'aliénant pour l'individu, qui n'a parfois pas d'autres recours que la violence pour conserver son individualité vacillante.
Mais il a su leur donner une dimension universelle, notamment en filmant longuement l'avant du passage à l'acte (voire l'après), histoire de nous faire comprendre comment les choses ont pu en arriver là.

Comprendre n'étant pas justifier, Jia Zhang-Ke se garde bien toutefois de légitimer cette violence : c'est du moins comme ça que j'interprète cette insistance à s'attarder parfois sur les blessures causées par les protagonistes de son film, histoire de nous rappeler qu'on n'est pas dans un film de sabre où l'on abat du méchant à la pelle, mais dans un monde où l'on détruit des vies, si malfaisantes soient-elles.
(C'est pourquoi du reste je suis aussi sceptique devant les critiques qui rebaptisent ce film Il était une fois en Chine comme Guillaume Loison du Nouvel Obs ou parlent à son propos de Far East comme François Guillaume-Lorrain du Point : en vrai, on est plus proche de Sono Sion que de Quentin Tarantino.)

En laissant sa caméra s'attarder aussi sur tout ce qui entoure (et détermine) ses personnages, Jia Zhang-Ke se révèle être un de ces cinéastes qui font plus confiance à l'image qu'aux dialogues pour capter la vérité des êtres, peut-être justement parce qu'il nous montre des personnages en proie à l'incapacité de se faire comprendre - de leur soeur, de leur femme, de leur amant, de leur mère (dans ce qui est sans doute une des plus belles scènes du film, qu'il serait donc criminel de dévoiler).
Le corollaire de cette posture esthétique est que le cinéaste préfère relier les personnages les uns aux autres par des mouvements d'appareil fluides (à la steadicam, notamment) plutôt que par des champs-contrechamps mécaniques à l'hollywoodienne (ping, pong).

Bien sûr, cette technique sert aussi le scénario, en nous montrant comment les vie des quatre personnages se croisent ou se font écho, dans un subtil jeu de correspondances qui, s'il n'est pas novateur, est extrêmement bien fait, et justifie pleinement le prix du meilleur scénario décroché à Cannes.
(Contrairement à ce que le titre du film laisse supposer, on est donc très loin du cinéma de King Hu, qui a prouvé avec L'Hirondelle d'or qu'il savait très bien chorégraphier les scènes de combat, mais aussi très facilement tomber dans la surenchère d'effets spéciaux ou bâcler son scénario.)

Voyons un peu comment tout s'organise : le film commence par une séquence d'ouverture où le personnage de la première séquence croise le personnage de la deuxième près d'un camion de tomates renversée (la couleur rouge va ponctuer le film, comme pour nous préparer à la vision du sang : les personnages vivent déjà dans un monde violent, ils ne le savent pas, c'est tout).
Suivent ensuite la première et la deuxième séquence, laquelle est reliée à la troisième par une scène de transition dans laquelle le deuxième personnage croise l'amant du troisième personnage (vous suivez, oui ?)
Suivent alors la troisième puis la quatrième séquence, et enfin une scène de conclusion dans laquelle le troisième personnage cherche à refaire sa vie dans l'univers du premier, tombant ainsi sans le savoir de Charybde en Scylla...

Outre la couleur rouge, les séquences se font écho par une certaine attention portée à la souffrance animale, comme l'a très bien remarqué Samuel Douhaire dans Télérama.
En revanche, ce qu'il ne semble pas avoir vu, c'est que la présence de ces animaux ne sert pas à suggérer que la violence est animale (un peu comme Nagisa Oshima le faisait avec les scènes de sexe dans La Ballade de Narayama), mais plutôt à symboliser la condition sociale des personnages, sans que ce parallèle ne soit jamais appuyé ni réducteur, l'animal agissant plus comme un miroir qui renvoie chacun des personnages à lui-même.
(Et la scène du cheval battu est une allusion claire à la biographie de Nietzsche, qu'une scène de ce type rendit fou.)

Au final, on a un film à la fois âpre et mélancolique, intimiste et magistral, du genre qui mérite de rester dans l'histoire du cinéma (ce que les critiques semblent avoir bien compris, pour une fois).

mardi 26 novembre 2013

Laissons entrer les ténèbres...

Borgman d'Alex Van Warmerdan

A l'heure où la rétrospective Pasolini vit ses derniers instants à la Cinémathèque (une de mes raisons pour ignorer les sorties de films), sort un film que tous les critiques n'ont pas manqué de comparer à Théorème - ce qui est peut-être d'ailleurs la raison pour laquelle ils ont parfois du mal avec lui.

Le film de Pasolini, sorti en pleines années marxistes, nous montrait une maisonnée bourgeoise perturbée par la visite d'un jeune homme mystérieux : depuis la cuisinière jusqu'au père de famille, chacun de ses membres, homme ou femme, finissait par succomber à la tentation, quitte à ne plus savoir comment vivre une fois cet "ange" parti et devenir autre chose : une sainte, une folle, un peintre, une libertine, un ascète.

Le film de Van Warmerdan nous présente également une maisonnée bourgeoise (à cette seule différence que les bourgeois d'aujourd'hui ne sont pas ceux de Pasolini), mais il n'y a guère que la mère de famille à subir l'attraction du mystérieux visiteur, qui n'est plus tout jeune.
Qui plus est, même s'il n'agit qu'à la demande expresse de cette dernière, l'intrus, baptisé Camiel, déploie tout un arsenal de techniques (la sarbacane, le poison) et utilise tout un attirail de complices (Ludwig, Pascal, Brenda, Ilonka, plus quelques figurants) pour parvenir à ses fins, lesquelles ne sont pas de changer les êtres, comme chez Pasolini, mais de les séparer en deux groupes, les morts en puissance et les autres.

Evidemment, même si Alex Van Warmerdan se défend d'avoir voulu signifier telle ou telle chose, il est tentant d'utiliser une grille de lecture religieuse, et de voir dans Camiel l'ange de la mort, de la vengeance ou même le démon - ce qui expliquerait pourquoi un prêtre le poursuit au début du film, ou pourquoi il a sur le dos une cicatrice (les ailes perdues d'un ange déchu).
Sauf que Camael, dans la mythologie ésotérique, c'est plutôt l'ange de l'amour physique.
Sauf que la scène de communion du prêtre sert surtout à suggérer que le liquide rouge clair que les complices de Camiel font boire à ceux qui vont survivre n'est pas du poison, mais le composant nécessaire de quelque mystérieux rite initiatique.
Sauf que la cicatrice de Camiel est analogue à celle que ses complices incisent sur le dos des survivants (alors qu'ils tatouent une croix au mari, qui lui va mourir), et sert donc bien plus à indiquer que le film que nous voyons est en fait un éternel recommencement.

De façon semblable, la grille de lecture marxiste ne semble pas plus pertinente : d'accord, la maîtresse de maison est parfois odieuse avec son employée ; d'accord, le père de famille fait preuve de racisme ordinaire dans le choix de son jardinier ; mais jamais, au grand jamais, on ne nous dit que ce sont ces petits défauts qui vont les perdre, au contraire : Marina va même jusqu'à déclarer à son mari qu'ils sont trop heureux, et qu'ils vont donc fatalement attirer la malchance sur eux.

En fait, tel qu'il s'offre à nous, Borgman est plus un film sur l'absurdité de l'existence, montrant, comme le faisait Kafka en sont temps, que la frontière entre la réalité et le cauchemar est parfois très poreuse.
Du reste, la seule chose à laquelle Alex Van Warmerdan (qui est peintre, ne l'oublions pas) se réfère vraiment dans ce film, c'est à la fameuse peinture de Füssli, dans laquelle on voit un singe faire pression sur la poitrine d'une dormeuse pour l'oppresser : c'est exactement la façon dont Camiel s'y prend pour instiller des cauchemars dans l'esprit de Marina.

Borgman est donc avant tout une initiation à l'absurde, menée avec une rigueur implacable qui ne pourra que perturber ceux qui croient que ce monde est autre chose qu'un chaos sans nom - et c'est au bout du compte le genre de film qu'on est heureux d'avoir choisi de préférence au dernier blockbust(i)er...

jeudi 22 août 2013

Colin-maillard avec les fantômes

The Conjury de James Wan

L'avenir d'Hollywood serait-il dans les films d'horreur à petit budget plutôt que dans les blockbust(i)ers, ces films à grosse poitrine qui se révèlent souvent bourrés de silicone ?
C'est en tout cas la question qu'on pourrait se poser en voyant sortir, juste après The Purge, un autre film d'épouvante bien fichu, et en passe de se tailler un beau succès au détriment des grosses productions estivales.

Non pas que ce type de film soit exempt de défauts, le pire étant sans nul doute l'inévitable mention "inspiré de faits réels", qui agace toujours les sceptiques comme moi, parce qu'elle manque à la fois et de véracité et d'efficacité.

Dans le pire des cas en effet, le lien entre les "faits réels" et la fiction est plus ténu qu'un fil d'araignée : les connaisseurs savent parfaitement par exemple que l'influence du cas Ed Gein sur les romans de Robert Bloch (Psycho) et de Thomas Harris (The Silence of the Lambs), et donc par contrecoup des films célèbres qui en ont été tirés, est plus marginale que décisive.
Dans le meilleur des cas, comme celui qui nous occupe ici, ce sont les "faits réels" eux-mêmes qui posent problème.
Toute personne mieux informé qu'un critique de cinéma lambda (par exemple, un lecteur de l'Encyclopédie des fantômes et des fantasmes du Jérôme Noirez) sait que tous les cas de maisons hantées dénichés par les "enquêteurs paranormaux" Ed et Lorraine Warren sont des canulars caractérisés, depuis Amityville jusqu'à Southington.
Du reste, si Lorraine Warren (qui a été "consultante" sur le film) était vraiment médium, nul doute qu'elle aurait concouru pour le prix de 1 million de dollars offert par l'illusionniste James Randi à qui fera devant lui la preuve d'un phénomène paranormal...

La mention "d'après une histoire vraie" est donc clairement mensongère, mais ce n'est pas tout : elle va à l'encontre du principe fondamental de toute fiction, à savoir la fameuse "suspension volontaire d'incrédulité" chère à Coleridge, et risque donc d'empêcher le spectateur de profiter pleinement de ce qu'il voit, en se posant des questions sur l'authenticité de telle ou telle séquence.
Qui plus est, comme l'a fait remarquer en son temps Lovecraft, seuls les sceptiques peuvent vraiment prendre toute la mesure de l'horreur qu'il y a à voir se manifester dans le monde des forces qui n'y existent normalement pas (au contraire des croyants qui ne seront pas surpris de voir surgir le Diable) : prétendre donc que les fantômes existent vraiment, c'est affaiblir la force de son histoire.

Ca, c'est la théorie, mais en pratique, l'origine douteuse de l'histoire gâche-t-elle le film ?
On pourrait le craindre en voyant James Wan mettre dès le départ en avant le couple de chasseurs de fantômes, dans un prégénérique rappelant Peeping Tom, le chef d'oeuvre méconnu de Michael Powell, pour la mise en abyme du dispositif cinématographique.
Sauf qu'on se rend peu à peu compte que le choix de cette narration parallèle entre la famille des victimes et la famille des enquêteurs permet de rendre ces derniers plus vivants, en nous montrant les répercussions de leur travail sur leur vie privée.
Du coup, le film évite la baisse de régime qui survient toujours à l'apparition ex nihilo d'enquêteurs venus sauver une famille en danger, sans recourir à l'autre schéma classique du genre, celui des chasseurs de fantôme présents depuis le départ dans la maison hantée (un modèle emblématisé par le célèbre roman Hantise de Shirley Jackson).

En fait, le film monte si bien en puissance (suivant le schéma décrit par nos enquêteurs dans une de leurs conférences : infestation ; oppression ; possession) que certains critiques, comme Romain Le Vern pour LCI-TF1, ont crié à la surenchère, allant même jusqu'à parler de Grand-Guignol.
Ce qui est d'autant plus drôle que le film est plutôt fidèle en effet aux préceptes du vrai Grand-Guignol (celui d'André de Lorde), dont les drames installaient tous un climat de plus en plus oppressant pour finir par une scène forte, pas nécessairement sanglante (comme on peut s'en rendre compte en lisant l'anthologie qu'Agnès Pierron à consacré à ce théâtre hélas méconnu).
Mais bon, je l'ai déjà dit plus haut, les critiques de cinéma ne lisent pas, et croient que "Grand-Guignol" est un synonyme chic de "gore"...

Ceci dit, le film, pour être apprécié, demande quand même à ce qu'on accepte certaines thématiques classiques du genre, comme le caractère mélodramatique des sentiments mis en jeu, mais aussi et surtout l'imagerie religieuse à la William Peter Blatty (un des trois auteurs à avoir lancé la Nouvelle Vague Horrifique dans les années 70 avec son roman The Exorcist, à l'origine du film qu'on sait).
(Au passage, notez que cette imagerie s'accompagne d'une conception de l'exorcisme quelque peu éloignée de la réalité, mais évidemment on n'est plus à ça près avec ce film.)

Pour résumer : si ce film était un documentaire, il serait des plus douteux (quoique bien réalisé), mais en tant que fiction il remplit parfaitement son rôle, qui est de réussir à vous dégoûter définitivement de jouer à colin-maillard avec vos enfants...


jeudi 8 août 2013

Cauchemar universel

The Purge de James DeMonaco

Pourquoi parler d'un film qui, au vu du nombre de spectateurs qui sont allés le voir le premier jour, n'aura aucun problème à rencontrer son public, malgré son étiquette "épouvante" affichée ?
Parce que certains critiques, comme Romain Le Vern pour LCI-TF1, l'ont trouvé "exsangue, fade dans la mise en scène" ?
Parce que les mêmes spectateurs dont je parlais plus haut, guère plus inspirés que certains critiques, n'ont visiblement rien compris au projet artistique sous-tendu par ce film, qui va au-delà d'un banal home invasion movie ?
Parce que c'est le genre de films qui invite plus à discuter de son propos que de sa mise en scène, laquelle se met précisément au service de ce propos, sans chercher à nous en mettre plein la vue ?
Un peu de tout cela sans doute.

Voyons d'abord le pitch, parce que tout découle de là.
Dans un futur proche, les Etats-Unis ont adopté une mesure radicale pour réduire leur taux de criminalité : une nuit par an, pendant 12 heures, le crime est légal, ce qui permet aux citoyens de se purger de leurs bas instincts (en les assouvissant)...
Et, accessoirement, de purger la société de ses éléments les plus faibles, qui sont aussi les plus exposés, comme les SDF.
Le temps d'une de ces purges, nous allons suivre une famille-type qui va se rendre compte, par la force des choses, que le petit ami de leur fille ou la gentille voisine qui leur apporte des cookies sont moins fiables qu'un obscur SDF...

Les aficionados de la nomenclature auront reconnu là ce que Denis Duclos a baptisé le "complexe du loup-garou", à savoir la conception qui veut que la civilisation ne soit pas suffisamment assurée pour que les désirs asociaux ne resurgissent pas quand on en leur donne l'occasion (y compris légalement, comme dans le cas hypothétique qui nous occupe).
Denis Duclos considère à tort que cette conception est propre à la société anglo-saxonne (et ce n'est pas là la seule erreur ou omission que comprend son livre, voir la critique d'Elliott Leyton pour le Canadian Journal of Society) - ce que semble aussi sous-entendre le titre "français" du film.
En réalité, la notion d'apocalypse sociale se retrouve aussi dans les cultures latines, qui ont par exemple toutes été hantées à la fin du dix-neuvième siècle par l'idée de la décadence prochaine (laquelle n'est jamais vraiment arrivée).
Et le maître de l'univers rendu fou par la libération des désirs cruels est tout ce qu'il y a de plus latin : c'est, bien sûr, le marquis de Sade.

Que The Purge s'inscrive dans le périmètre d'un cinéma de la cruauté est facile à voir, et Jean-François Rauger l'a très bien montré, dans son article générique sur la peur au cinéma pour Le Monde.
Ce qu'il reste à savoir, c'est si, en mettant en scène des situations sadiques, James DeMonaco contribue ou non à asseoir la légitimité de ce que Henry Giroux appelle la "culture de la cruauté", dans un article où il s'en prend (à tort selon moi) à la vogue du torture porn incarnée par la série des Saw.

Et c'est ici qu'entre en jeu la mise en scène, sur au moins deux plans.
Le premier est celui du point de vue : le cinéaste nous propose-t-il de nous mettre à la place des bourreaux ou des victimes ?
La réponse à cette question est évidente : jamais, à aucun moment du film, le spectateur n'est invité à voir les choses du point de vue des agresseurs.
Ainsi, par exemple, aussi longtemps que ceux-ci n'auront pas pénétré dans la maison, ils ne seront montrés qu'à travers les plans fournis par les caméras de surveillance, parce que c'est le seul moyen que les protagonistes ont pour l'instant de les voir.
Ailleurs, quand la fille de la famille se cache sous le lit, la caméra reste au ras du tapis, sans nous montrer le visage de son poursuivant, puisqu'elle ne peut le voir - ce qui génère du reste un suspense supplémentaire, parce que les propos que son poursuivant échange avec un autre agresseur sont si ambigus qu'on peut croire qu'elle a été découverte...
Si Hitchcock était là, il dirait que c'est le B-A-BA de la mise en scène (comme il l'a fait avec François Truffaut quand il parlait des Trente-neuf marches), et il n'aurait pas tort : il n'y a rien d'étonnant là-dedans, sinon que cela incite le spectateur à entrer en empathie avec les victimes, et non les bourreaux (tout comme les aventures de la pauvre Justine de Sade étaient racontées à la première personne).
Bien sûr, il y a quelques petits plans, typiques des films d'épouvante, où le spectateur est averti d'une chose qu'un membre de la famille ignore (quelqu'un dans son dos, généralement), mais celui-ci n'en reste pas moins le fil directeur de l'histoire - jamais les bourreaux ne lui volent ce rôle.

C'est bien beau, tout cela, me direz-vous, mais même si les bourreaux n'ont jamais droit à leur point de vue, il n'en reste pas moins que le film, du reste interdit au moins de 12 ans, présente des scènes cruelles, au sens premier du terme (en latin, cruor est le sang rouge, qui coule), et qu'un spectateur déviant peut y trouver matière à jouissance.
C'est ici qu'intervient un deuxième procédé tout aussi classique (mais théorisé par Orson Welles ce coup-ci, dans ses entretiens avec Peter Bogdanovich sur La Soif du mal) : la gestion du temps.
Toutes les scènes de violence sont en effet traitées de façon plus saccadée que le reste du film, ce qui, en sus de nous restituer physiquement leur rythme, nous empêche de nous attarder par exemple sur une blessure à la hache et de nous repaître du spectacle du sang qui coule.
Deux ou trois secondes de plus, et le film risquerait de devenir amoral - mais en l'état il ne l'est pas.

La mise en scène, classique il est vrai, oriente donc plutôt le propos dans le sens d'une dénonciation du sadisme ambiant que de son apologie béate.
Et même si c'était le cas, n'oublions pas que comme l'a si bien déclaré Agnès Tricoire, "s'il reste un seul lieu où l'insécurité est légitime, c'est bien dans le cœur des œuvres" - ne serait-ce que parce qu'elles nous aident ainsi, comme le prétendait Aristote, à nous purger de nos mauvaises passions...

mardi 9 juillet 2013

Quand le ciel bas et lourd...

Dark Skies de Scott Stewart

Les jugements contradictoires suscités par ce film, que Romain Le Vern, le critique de LCI-TF1 est allé jusqu'à traiter de "nanar", sont bien résumés par la bataille auquel il a donné lieu dans le dernier Mad Movies, lequel hésitait entre les notes de 2 et 4 sur 6. Un flottement qui se résout aisément, à mon sens, si l'on considère le projet esthétique qui sous-tend à l'évidence ce film.

Quiconque a déploré avec moi la mort récente du génial Richard Matheson sait que dans les années 50 la seule façon pour un écrivain fantastique de continuer à illustrer son genre favori était de changer ses monstres en mutants et ses fantômes en extraterrestres, histoire de faire des concessions à la mode de la science-fiction (ce qui, au passage, montre bien que les oeuvres qu'on affuble de ce vocable sont loin de constituer un genre : comme l'a montré Joël Malrieu dans son livre sur le fantastique, une accumulation de thèmes ne suffit pas à définir un genre).
Et c'est visiblement dans ce courant que Scott Stewart a décidé de s'inscrire, comme le montre la reprise d'un effet cinématographique qui avait fait en son temps la renommée du film de Jack Arnold It Came from Outer Space (inspiré d'un autre grand écrivain de cette période, Ray Bradbury) : filmer une scène du point de vue d'un extra-terrestre en l'accompagnant d'une musique discordante censée traduire son intériorité radicalement différente.

Une fois ôtés ces oripeaux science-fictifs (qui, a bien y réfléchir, sont d'ailleurs plus fantasmatiques que scientifiques, vu que nous ne connaissons à ce jour aucune autre espèce pensante dans l'univers, et que s'il y en a une, elle ne se présentera sûrement pas sous la forme anthropoïde et grisâtre qui est la sienne dans le film), on découvre une ghost story tout ce qu'il y a de plus jamesien - une énième variation sur Turn of Screw donc.
Tous les ingrédients sont là : une figure maternelle en crise (doublée ici d'une figure paternelle qui ne s'éclipsera pas autant que celle mise en scène dans Mama), deux enfants au destins divergents, et bien sûr des fantômes se jouant des alarmes - tout ce petit monde étant réuni dans une maison qui n'a conservé du manoir gothique qu'un porche imposant, suffisant pour nous suggérer que quelque chose d'étrange va se passer là.
L'enjeu, bien sûr, sera pour la première de préserver les seconds des troisièmes, dans une intrigue qui suit toutes les étapes classiques d'une telle ghost story : le malaise, la peur devant les incidents bizarres, le doute face à ce qu'on voit, la recherche de réponses (sur internet, on est au XXIe siècle, que diable !), la lutte enfin.

A ces trois figures tutélaires vient s'ajouter une quatrième, qui n'est pas chez Henry James mais chez bon nombre de ses épigones : celle de l'expert, qui conseillera et parfois, mais pas ici, interviendra aux côtés de la famille.
C'est généralement au moment de son apparition que l'intrigue d'une ghost story subit une petite baisse de régime, principalement en raison du côté didactique de ce type de séquences, et Dark Skies n'échappe pas à la règle (d'autant que l'expert en question en vient presque à disserter sur le film lui-même, quand il mentionne l'isolement social autant que géographique nécessaire aux extraterrestres pour arriver à leurs fins).
Ceci dit, Scott Stewart parvient habilement à masquer cet inévitable défaut, aussi bien en ponctuant la séquence d'idées visuelles qui toutes se rattachent à des moments passés ou futurs du films (suivant un mécanisme bien rôdé de setup-payoff) qu'en donnant à son expert une certaine forme de fragilité et de lassitude (qui n'est pas sans rappeler celle du héros de La Maison des damnés, le roman mal-aimé mais néanmoins passionnant de Matheson).

J'ai parlé d'habileté, et c'est bien ce qui caractérise la mise en scène du film, laquelle sait quitter quand il le faut le classique champ-contrechamp hollywoodien pour des plans plus longs, nécessaires dans un film fantastique pour recréer l'espace uni du quotidien dans lequel des silhouettes grises vont surgir, le plus souvent dans la profondeur de champ, et sans forcément que les personnages ne s'en rendent compte - ce qui donne lieux à des alternances classiques de surprise et de de suspense.
Ici, cette fracturation de l'espace (emblématique bien sûr d'une certaine division de la famille, à qui l'expert conseille de rester unie si elle veut avoir une chance de gagner) va s'exprimer aussi de façon originale sur les écrans des caméras de surveillance, que le passage des extraterrestres brouille fugitivement : la fracturation se révèle également temporelle...
Et les scènes d'épouvante ne sont pas les seules réussies du film : ainsi, par exemple, quand il veut nous faire comprendre que son héros vient de rater son entretien d'embauche, au lieu de nous faire un gros plan sur son visage défait, Scott Stewart choisit de nous le montrer de très loin, en train d'extérioriser sa rage sur sa pauvre voiture (esquissant ainsi une esthétique de la distance, beaucoup moins conscientisée bien sûr que chez un Kiyoshi Kurosawa).

Ajoutez à tout cela une fin hallucinatoire suivie, comme souvent dans les films d'épouvante (je pense au Carrie de Brian De Palma d'après Stephen King, dont la vision de l'adolescence n'est pas sans rapports avec celle qui prévaut dans ce film), d'une courte séquence qui nous laisse entendre que tout n'est pas entièrement fini, que le mal est encore là (c'est du moins comme ça que je la comprend, et pas comme l'annonce d'une suite à venir, qui, pour le coup, ruinerait certainement tout l'intérêt de ce film), et vous obtenez un bon petit film, emblématique d'une certaine tradition fantastique à défaut de la renouveler de façon frappante.

jeudi 27 juin 2013

Kechiche de faire un film pour tous ?

La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche

Comment puis-je parler d'un film "hors normes" trois mois avant sa sortie en salle ? Facile : il me suffit de céder la parole à une de mes connaissances, qui a eu la chance de le voir en festival. And now, ladies and gentlemen, voici donc le point de vue de @Nichoax sur la dernière Palme d'Or !

J'habite à 30 km de Cannes et j'aime le cinéma.

Parce qu'un film, ça dépend aussi du contexte
Oui j'aime le cinéma. Mais pas le cinéma des Avengers et autres Die Hard insipides, tellement bourrés d'effets spéciaux et dénués de scénario qu'on pourrait les résumer à un simple cliché photoshoppé. Bref, vous l'aurez compris, je n'aime pas ces films grand spectacle aussitôt vus aussitôt oubliés, millimétrés pour plaire à monsieur-tout-le-monde*, qui n'interpellent aucunement le spectateur et ne l'amènent pas à réfléchir "un minimum"... surtout pas ! Hollywood ne pourrait plus vendre ses produits.

J'aime le cinéma et tout particulièrement celui de Cannes. Etonnant dès lors que je ne sois encore jamais allé au "Festival"...
Cela peut être expliqué par une agoraphobie plus importante que mon amour pour le 7ème art ou par un rejet total voire brutal d'une peoplelisation sordide dont le fiel vient remplir les caniveaux de la baie cannoise chaque année en cette période.

Tapis rouge pour film bleu

Mais cette année, un ami me propose de monter les marches le lendemain de la clôture du festival pour voir le film qui a reçu la Palme d'Or. C'est le privilège de certains habitants locaux débrouillards : savoir obtenir quelques billets pour ce (post-)évènement !

- Comment ? Voir gratuitement le film gagnant dans le palais des Festivals de Cannes ?
Et sans star, sans foule... Serais-je en train de fantasmer complet ? Je me pince.

J'ai été très occupé ces derniers temps et je ne connais même pas le titre de l'œuvre couronnée.
C'est dans la file d'attente en allant voir le film que je l'apprends : La Vie d'Adèle !
Ah ? Et ça parle de quoi ?
Un copain australien, également invité, me glisse qu'en anglais le titre est Blue is the Warmest Colour. Le réalisateur est peut-être nul en anglais ou alors il a voulu en jeter plein la vue aux ricains ou mon pote s'est moqué de moi et dans ce cas j'espère que le film ne sera pas sous-titré, ça lui apprendra, tiens !

Il y a quand même du monde dans la queue. Je contrôle mon agoraphobie, je ne pense pas au montant du ticket de parking du Palais qu'il me faudra acquitter à la sortie... Je profite juste pleinement de l'instant présent !

Après un bon moment, peut-être 1h30, les fauves sont lâchés et on peut accéder à la montée des marches. Alors si d'un côté c'est le grand n'importe nawak sur le tapis rouge, d'un autre l'illusion est parfaite : des photographes nous demandent de les regarder, les flashs crépitent, des jeunes filles en robe de soirée posent et pendant quelques secondes, on s'y croirait !


Le cinéma "d'auteur", ce n'est pas à la portée de tout le monde

Et puis on entre dans cette immense salle, ce pentu amphithéâtre de milliers de places - c'est du moins l'impression que cela donne. Grandiose, il s'agit de ne pas trébucher dans les escaliers au risque de se retrouver directement sur scène... mais dans un sale état !
L'ambiance est palpable, tout le monde semble être content, conscient d'être un-e privilégié-e en découvrant ce film récompensé et à l'immense impact médiatique.

Le film démarre sans préliminaire.
Ouf, dans mon patelin, on mange 15 minutes de pubs locales affligeantes, du concessionnaire à Josiane et Robert qui présentent leur boutique ; pour le prix du billet, c'est abusé !
Re-ouf, c'est sous-titré en anglais, mon pote va pouvoir suivre...

Réalisateur : Abdellatif Kechiche ! Mais je connais !
J'avais adoré L'Esquive... Je vais me régaler !

Adèle est une jolie jeune fille, fraîche et souriante. Elle plaît autant aux garçons qu'aux filles. Le personnage est remarquablement interprété par Adèle Exarchopoulos (retenez bien ce nom, je ne vais pas le réécrire !), une actrice très douée et crédible dans ce rôle.
Je l'avais déjà vue dans Les Enfants de Timpelbach de Nicolas Bary.

Et là entre en jeu toute la force d'un film de Kechiche : c'est d'un commun, d'un banal... mais d'un banal si délicieux qu'on est transporté par la pétillante Adèle qui nous entraine dans son univers, dans son intimité et dans ses fantasmes.
Cette banalité ne semble pas du goût de tous, et dès le premier quart d'heure, des gens se lèvent et se dirigent vers la sortie. Bien qu'elles aient fait la queue 90 minutes, durant tout le film, des personnes quitteront la salle.

La poésie au service de l'amour (ou le contraire)

Comme dans L'Esquive, Kechiche nous fait un hommage aux lettres et notamment à Marivaux. Le film part sur une douce poésie des cours du secondaire avant que la réalité ne vienne briser le rêve : pas facile de vivre une vie sentimentale "hors-normes" en France.

"Hors-normes", "norme", "normal"... Qu'est-ce que cela veut dire "normal" ?
Réfléchissons, abandonnons tout dogme et tout préjugé : qu'est-ce qui nous dérange dans le fait que deux adultes consentants s'aiment et souhaitent vivre ensemble ?
J'ai beau retourner la question dans tout les sens, pour moi ce qui est "normal" c'est qu'un pourcentage de la population soit homosexuel... Dans toutes les cultures, partout sur le globe, on a cette constante. Beaucoup de pays/communautés/religions ont tenté de bannir cette attirance alors que d'autres l'ont assumée et intégrée comme certaines peuplades polynésiennes ou amérindiennes, pour ne citer qu'elles.

Ce que je retiens du film de Kechiche c'est à quel point la vie sentimentale d'un homo est banale, insignifiante, avec de la passion, des hauts et des bas... comme les hétéros, quoi !
Certes, je le savais déjà, moi l'homo-solidaire qui me suis intéressé au sujet, je ne suis pas surpris mais qu'en est-il des autres ? Quand je vois avec quelle violence certains peuvent parler du sujet, je me dis que ce film est salvateur.
Non, un-e homo n'est pas un-e gros-se pervers-e dégueulasse, c'est juste un être humain qui aspire à un peu de joie, de bonheur et de tranquillité...

Ce n'est qu'au générique de fin que l'on comprend que le film était en 2 parties : chapitres 1&2.
D'abord la jeunesse adolescente puis la vie en couple.

Plus c'est long, plus c'est bon

Certains disent que le film contient des longueurs.
Certes, mais des longueurs qui, à mon sens, ne sont pas gratuites.

Dans la première partie, on est dans la tête d'une ado. Une ado, ça cogite, ça se cherche et le temps paraît si long quand on ne sait même pas ce qu'il faut trouver.

Là où le réalisateur surprend c'est dans les scènes de sexe car là aussi, on a des longueurs. Si le film n'est pas à "vocation masturbatoire", il se trouve que certaines scènes sont osées voire ultra-réalistes.
La première est entre Adèle et son premier petit ami, un garçon sentimentalement très attaché à elle. La jeune fille est entreprenante et le chevauche vaillamment. On peut entrevoir à quel point son partenaire est "content" de jouer la scène lorsque cette dernière se relève.

La seconde scène est d'anthologie !
7 minutes de sexe non simulé (ou à peine) dans un film qui n'a pas le label "porno", je ne crois pas l'avoir déjà vu, même pas dans les Vixens de Russ Meyer. Kechiche s'en est donné à cœur-joie !
Seul chez soi, cela n'aurait pas eu la même saveur mais dans une salle avec des centaines de personnes, j'ai vécu un de mes plus grands moments de cinéma... Jouissif !
Avec une population cannoise (donc plutôt réac), imaginez un peu le malaise...
Les gens se regardent ou n'osent même plus le faire, une rumeur parcourt la salle. A l'apothéose, un homme crie "bravo", la salle rit, des applaudissements suivent. Le rire libérateur va remettre les choses en place : ceci n'est qu'un spectacle, une "œuvre" cinématographique, créée pour nous divertir.
Mais non, pour bon nombre de couple, c'est le quotidien ! Le meilleur moment du quotidien même...

La seconde partie aussi connait des longueurs.
C'est la vie de couple, parfois torride et parfois monotone...
Adèle attend sa bien aimée qui a des projets artistiques.
Adèle erre chez elle après s'être fait larguer.
Adèle seule, Adèle triste, Adèle paumée.

Bref c'est la vie... Avec ses témoignages de sincérité et ses duperies.
C'est la vie sentimentale de n'importe qui, femme ou homme, homo ou hétéro...
C'est bien peu et c'est déjà beaucoup !

Pour finir, je ne dirai qu'une seule chose :
- Merci Abdellatif ! "Encore"...

Notes :
* Remarque sexiste volontaire, le cinéma étant principalement à destination de la gent masculine, sauf les films avec Meg Ryan, bien entendu... (Oui, cette remarque gratuite aussi était sexiste !)

Et merci à @Nichoax pour sa contribution, qu'il est très intéressant de mettre en perspective avec l'avis de Julie Maroh, l'auteur de la bande dessinée dont le film s'inspire...

mardi 11 juin 2013

Même le Diable a des remords

Shokuzai 2/2 de Kiyoshi Kurosawa

Et voici la deuxième partie du film-fleuve qui marque le retour de Kurosawa - hélas peu remarqué, si j'en juge par le nombre réduit de salles qui projettent cette suite. Elle comprend très logiquement deux chapitres qui nous présentent le destin des deux derniers membres du quatuor ayant rencontré le meurtrier d'Emili, ainsi qu'un chapitre conclusif centré sur Asako, le Diable avec qui les quatres jeunes femmes ont passé un pacte fatal - un Diable qui va se révéler plus humain qu'on n'aurait cru.

Mais procédons par ordre. Saé, le premier membre du quatuor, avait choisi le repli sur soi et n'en était pas vraiment consciente ; Maki, la deuxième, avait opté pour un volontarisme à tout crin dont elle était parfaitement consciente. Suivant un schéma parfait, Akiko, la troisième sera repliée sur soi et parfaitement consciente de son état, alors que Yuka, la quatrième, fera montre d'une volonté allant jusqu'à la manipulation pure et simple, sans être vraiment consciente de l'image qu'elle renvoie ainsi à son entourage. Ajoutez à ça le fait que la volonté de re-sauver Emili si possible est surtout présente chez Maki et AKiko, les deuxième et troisième, et vous aurez une bonne idée de la structure oppositive qui sous-tend l'ensemble du film.

La façon dont s'enclenche la mécanique fatale qui va mener chacune de ces femmes vers une libération intime mais un destin funeste (même si Yuka, la quatrième à le répéter, s'en tirera beaucoup mieux que les autres, sans doute parce qu'elle seule a réussi à devenir vraiment une mère) est elle étrangement similaire. Les deux premières jeunes femmes se trouvaient confrontées à des personnages qui leur renvoyaient une image fidèle d'elles-mêmes ; les deux dernières se voient elles sommées de se positionner par rapport à leur frère (hyperactif) pour Akiko ou leur soeur (stérile) pour Yuka.

C'est ainsi qu'Akiko, qui s'est persuadée que si elle sort de son rôle d'ours elle déclenchera une nouvelle catastrophe, sera pourtant amenée à sortir de son cocon par la fille adoptive de son frère. Une volonté de libération (qui la ménera paradoxalement en prison) emblématisée par un travelling magnifique, qui évoque tour à tour le Truffaut des Quatre cent coups pour la course haletante, puis le Bunuel d'El pour la course en zigzag symbolisant une certaine folie. La position fragile d'Akiko dans le monde est également parfaitement rendue par le décor très kurosawien du grand entrepôt où son frère a élu domicile, un espace large qui fait indubitablement écho à la salle de gym où Emili a trouvé la mort, aussi bien qu'au grand appartement où Saé est contrainte de vivre, ou qu'à la piscine ou la salle de kendo où le destin de Maki se joue. Est-ce vraiment un hasard si celle qui s'en sort le mieux des quatre, Yuka, se sera toujours contenté d'espaces plus étriqués malgré sa folie des grandeurs ?

Yuka, justement, est persuadé que seul un policier (l'époux de sa soeur, par exemple) pourra la protéger du monde et la rendre heureuse en comblant le vide son coeur (elle a au moins conscience de sa vacuité fondamentale, à défaut d'avoir celle de la portée de ses actes). Malgré le nom de la boutique où elle travaille ("Rosebud", un clien d'oeil à Citizen Kane), elle serait toute prête à oublier Emili, si le hasard ne la mettait pas en possession d'une information capitale pour la mère d'Asako. Elle va donc essayer, et ce sera la seule, non à respecter son contrat, mais à le rompre - elle va chercher à affronter le Diable, Asako.

Cette confrontation va être pour le spectateur l'occasion de commencer à soupçonner que ce Diable n'est pas si monolithique que ça, ce que le dernier chapitre viendra confirmer de façon éclatante. Si l'on y retrouve quelques-uns des attributs presque magiques qu'Asako a manifesté jusqu'ici (par exemple en semblant retourner contre lui la volonté de la tuer du meurtrier), on se rend peu à peu compte que ce Diable est tout autant prisonnier du contrat qu'il a imposé, tout aussi aliéné par lui que les quatre jeunes femmes. Asako, elle aussi, au fur et à mesure qu'elle découvre que les raisons du meurtre d'Emili sont liées à son passé trouble, prend conscience de ce qu'elle a sacrifié pour venger Emili, et en vient à douter d'elle-même. Une évolution qui se traduit symboliquement par un renoncement final au noir qui ornait toutes ses tenues jusqu'ici, ainsi que par un double travelling final, de face puis de dos, qui nous montre que la volonté qui l'anime est devenue au bout du compte beaucoup plus ténue que celle d'Akiko.

Ces cinq trajectoires de femmes hantées par la même idée fixe en viennent ainsi à esquisser les contours d'un monde où la moindre petite lâcheté a une répercussion profonde sur les autres et sur soi, par le biais de réactions en chaîne qui doivent tout autant à une implacable logique interne qu'aux hasards de l'existence. Ce tableau est servi par une esthétique résolument non-hollywoodienne qui fait de ce film bien plus qu'une série télé : un jalon incontournable dans la filmographie de Kurosawa.

jeudi 30 mai 2013

Les sentiers de la pénitence

Shokuzai 1/2 de Kiyoshi Kurosawa

Lors de la soirée d'ouverture de la rétrospective que la Cinémathèque Française lui a consacré récemment (sous l'impulsion de Jean-François Rauger, fan de la première heure), Kiyoshi Kurosawa a modestement comparé l'immersion dans sa filmographie à une promenade dans les rues de Paris : si l'on peut y faire de belles rencontres, on peut également y glisser sur une crotte de chien... C'était drôle, mais quelque peu inexact, tant son cinéma se révèle film après film d'une même (et grande) qualité, et ce n'est pas le premier volet de Shokuzai qui viendra contredire cette règle.

D'un film tourné à l'origine pour la télévision, on aurait pu s'attendre à un relâchement stylistique, au profit de l'esthétique en vogue sur le petit écran (un plan pour planter le décor de la scène, suivi d'une alternance mécanique et parfois épileptique de champs-contrechamps). Sauf que Kiyoshi Kurosawa, comme il l'a confié à Isabelle Régnier du Monde, n'a jamais vu aucune série télévisée dans sa vie (à part Twin Peaks il y a longtemps). Dès lors, à part un petit surplus de dialogues (un peu plus explicatifs que d'ordinaire, mais guère), Kiyoshi Kurosawa a tourné cette série comme un de ses films.

On y retrouve donc toutes les caractéristiques de son cinéma, que ce soit sur le plan stylistique ou thématique. Côté style, ce sont toujours les mêmes plans longs, souvent larges, parfois accompagnés de mouvements de caméras (jamais gratuits), et donc la même volonté de se tenir à une certaine distance des affects de ses personnages - tout en parvenant, en raison peut-être de cette distance, à nous les restituer avec force (ceux qui ont vu License to live devraient comprendre de quoi je parle). C'est toujours la même façon de jouer avec l'espace, que ce soit par le biais des reflets dans les miroirs des personnages ou par le surgissement dans le champ de quelque chose que quelqu'un de moins habitué au cinéma de Kurosawa n'attendrait pas. C'est, enfin, le refus de tomber dans le cliché visuel, en évitant par exemple de donner une robe blanche à un personnage qui va se mettre à saigner.

Quant à l'histoire, elle appartient par bien des aspects au genre favori du cinéaste, le fantastique (au sens de Joël Malrieu, qui en fait la rencontre entre un personnage solitaire et un phénomène déstabilisant), avec cette particularité qu'ici la cause de l'aliénation du personnage nous est clairement donné dès le départ, dans un prologue qui nous fait assister au meurtre d'Emili et à la promesse que sa mère Asako arrache au quatre fillettes témoins du drame, et pourtant incapables de se souvenir du visage du meurtrier. Toujours vêtue au cours du film dans des dominantes de noir et apparaissant comme par magie à des moments-clés, Asako est le diable avec lequel ces quatre fillettes, devenues femmes, ont passé un pacte qui va véritablement engager leur âme, les privant de quelque chose d'essentiel qu'elles devront récupérer (ou non) - et qui n'est bien sûr pas le même de l'une à l'autre.

La première amie d'Emili, Saé, s'est réfugiée dans une insensibilité psychique qui fait d'elle une véritable poupée vivante, capable de traverser le monde sans que rien ne l'affecte. Il faudra la rencontre avec un homme étrange, Takahiro Ôtsuki, pour qu'elle en prenne conscience, suivant un mécanisme classique du fantastique, celui où un personnage-phénomène
 se fait peu à peu le reflet de la part d'ombre du personnage principal. Peu à peu contaminée par cette relation qui la change littéralement en fantôme, Saé finira pourtant, comme souvent dans un récit fantastique, par  se libérer du poids du passé, non sans le payer cher.

C'est un peu le même parcours qui attend Maki Orihara, la deuxième amie d'Emili, avec cette différence qu'ici les personnages-miroirs (un agresseur anonyme et un de ses collègues enseignants) la représentent à deux stades différents de son évolution : après le meurtre d'Emili (qui l'a rendue plus incisive avec le monde, au contraire de Saé) et avant (où la peur régissait sa vie). Si ses difficultés pour interagir avec son environnement de façon "normale" sont réelles, elles sont également amplifiées par le contexte très bureaucratique dans lequel elle évolue, ce qui donne une petite touche kafkaïenne à ce deuxième chapitre, un peu moins intériorisée que le premier - sans doute parce que son héroïne est plus consciente de ce qu'elle traverse.

On peut supposer que les deux chapitres suivants continueront dans cette veine (le fantastique psychologique, pour aller vite), et on les attend avec d'autant plus d'impatience qu'ils verront l'enquête menée par Asako (qui progresse en marge du récit de la pénitence des deux premières amies d'Emili) arriver enfin à son terme...

vendredi 17 mai 2013

Le Jugement de Salomon

Mama d'Andrés Muschietti

Après le quasi-expérimental Berberian Sound Studio (sorte de De l'autre côté du miroir sonore), un autre des films en compétition au dernier festival de Gérardmer arrive en salle, auréolé de plusieurs prix (amplement mérités, on va le voir). Plus classique de facture mais pas moins intéressant, il relève du même genre que le vainqueur de l'année dernière (Babycall) : la ghost story post-Henry James (celle que pratiquent les auteurs traumatisés par Turn of Screw).

Le film semble pourtant partir au départ dans une tout autre direction, son prégénérique nous offrant une version moderne de Hansel et Gretel (le conte de fées préféré des écrivains d'horreur), ce que soulignent du reste les premiers mots du film : "once upon a time" - "il était une fois". On y voit un père quitter sa maison pour une forêt où il entend visiblement "perdre" ses deux filles et y découvrir ce qui nous semble bien être la maison d'une sorcière... Un lieu certes caractéristique d'un certain fantastique (voir The Blair Witch Project, par exemple), mais aux antipodes du manoir gothique cher à Henry James.

Sauf que les deux filles, Victoria et Lilly, vont vite quitter (en apparence seulement ?) cette cabane pour gagner un lieu plus jamesien, une maison-témoin qu'un psychologue prête à leur oncle Lucas et à sa compagne Annabel pour mieux pouvoir suivre leur développement interrompu par leur vie dans la cabane. Ce passage d'un lieu fantastique à un autre est loin d'être un artifice de scénario, cette opposition entre les deux espaces structurant tout le film, qui s'organise par ailleurs suivant un binarisme évident quoique subtil (deux maisons, deux filles, deux mères à départager).

Ajoutons que la figure paternelle de Lucas va être rapidement évacuée (taisons comment), et qu'Annabel va se retrouver seule avec ces deux filles sauvages et un fantôme - la ghost story à la Henry James peut commencer. Comme d'habitude, la subtilité sera de mise : pas de jets de sang ni de plaies béantes, juste des bleus à l'âme. Une des scènes du prégénérique est emblématique de cette esthétique minimaliste : le père de Victoria lui enlève ses lunettes, et la scène qui suit est filmée de son point de vue, si bien que comme elle nous distinguons à peine le fantôme. Là encore, cet effet n'est pas artificiel, parce que les lunettes jouent un vraie rôle dans le film, celui de lien rattachant Victoria au monde réel, celui où les fantômes n'ont pas leur place.

Le film n'hésite pas par ailleurs à nous dévoiler un peu plus du fantôme au cours du film, et ce que nous en apercevons évoque irrésistiblement une autre sorte de ghost story, celle à laquelle les cinéastes de yurei eiga nous ont habitués : une femme en robe blanche et aux longs cheveux noirs, se contorsionnant parfois au point de ressembler à une araignée humaine ou se changeant en une nuée de papillons de nuit. Le spectateur connaissant un peu le folklore japonais n'aura pas manquer du reste de remarquer que le prégénérique annonce clairement la couleur, puisque Victoria y déclare qu'elle a vu une femme dont les pieds ne touchent pas terre (autre trait caractéristique du yurei).

Et ce dévoilement progressif du fantôme est loin d'être la seule attente auquel le réalisateur nous soumet. Contrairement à ce qu'a pu écrire Noémie Luciani dans Le Monde, le film joue en effet au moins autant (si ce n'est plus) sur le suspense (l'attente déçue ou récompensée) que sur la surprise (le brusque surgissement du fantôme dans le champ ou son avancée rapide vers nous). Il exploite notamment, comme le Hitchcock de Marnie, la possibilité de diviser l'écran en deux espaces isolés par un mur, où se jouent deux scènes différentes dont on attend et appréhende à la fois qu'elles se rejoignent (ce qu'a bien remarqué Nicolas Gilli sur Filmosphère). Et même les scènes de surprise sont préparées d'une façon ou d'une autre (ne serait-ce que par l'ambiance) : ainsi, comme la première scène où Annabel rejoint Lucas au lit est éludée aussitôt, on se doute que si le cinéaste fait durer la seconde, c'est qu'il va se passer quelque chose (quelque chose de kurosawien, du reste).

On le voit, ce film en évoque irrésistiblement d'autres (et aux titres déjà évoqués, on pourrait ajouter Dark Shadows de Burton pour la falaise où se déroule la scène finale ou même Insensibles de Juan Carlos Medina pour la façon dont cette scène vire de la confrontation à la réconciliation), tout en gardant une originalité certaine, qui tient peut-être précisément à la façon dont il croise habilement ces références diverses pour les intégrer dans un ensemble cohérent.

En clair, Mama est bien plus qu'une énième variation habile sur un sujet classique - et c'est incontestablement une pierre de plus à l'édifice que bâtit peu à peu le cinéma d'horreur hispano-américain.

jeudi 25 avril 2013

Chroniques d'une guerre invisible

The Land of Hope de Sono Sion

Et si après l'accident de Fukushima, il y en avait eu un autre à Nagashima ? C'est sur ce postulat tout simple qu'est bâti le film de Sono Sion, et avec tout autre réalisateur on aurait pu craindre le pire - un mélodrame dégoulinant de bons sentiments ou au contraire un film militant englué dans une rhétorique convenue.

Il n'en est heureusement rien, et même si les critiques, de Nicolas Bardot sur Film de Culte à Nicolas Schaller dans le Nouvel Obs, répètent comme un mantra "Sono Sion s'assagit, Sono Sion s'assagit", il n'en est rien non plus. Bien sûr, le sujet est plus facile d'accès que celui de Guilty of Romance, mais l'esthétique, elle, reste la même, comme il est facile de le voir (et comme d'ailleurs l'a très bien vu Olivia Cooper Hadjian sur Critikat).

Comme Guilty of Romance, le film se construit sur une narration alternée. Le film suit trois couples, appartenant chacun à deux familles construites sur le même modèle (le père, la mère, le fils, la belle-fille), mais dont le destin sera différent. Il s'agit là d'un "tic" de Sono Sion, qui a avoué dans un entretien à HKMania craindre que le spectateur ne s'ennuie s'il ne multipliait pas les personnages, sur le modèle des Beatles (d'ailleurs cités dans le film).

Comme dans Guilty of Romance, ce sont les femmes (nos supérieures d'après un autre entretien du réalisateur pour EigaGogo) qui vont faire avancer l'action, en poussant, parfois malgré elle, les hommes à prendre des décisions et à agir. C'est la maladie de Chieko qui pousse son mari à ne pas quitter la zone dangereuse, c'est la phobie de la radioactivité d'Izumi (qui a le même nom que le personnage de Guilty of Romance et qui est interprétée par la même actrice) qui pousse son mari à fuir, c'est le désir de Yoko de retrouver ses parents disparus dans le tsunami qui conduit son petit ami à l'accompagner là où était jadis sa maison.

Comme dans Guilty of Romance, l'ombre de Kafka plane sur les personnages, et pas simplement parce qu'ils se trouvent confrontés à l'absurdité bureaucratique qui veut qu'ici la zone est interdite, et qu'un centimètre plus loin elle ne l'est pas (une scène intéressante, mais non déterminante). Non, le film est kafkaïen parce que les personnages se retrouvent à marcher dans leur vie comme dans un mauvais rêve - de ce pas résigné que deux mystérieux enfants rescapés du tsunami vont enseigner à Yoko.

Et cette étrangeté, comme dans Guilty of Romance, trouve une traduction visuelle dans des scènes décalées, que ce soit de façon ouvertement onirique (la métaphore des pieux employée par le beau-père d'Izumi qui trouve soudain une incarnation concrète dans le plan) ou plus subtile (Chieko croyant se rendre à la fête estivale des morts alors qu'elle marche au beau milieu d'un paysage de ruines enneigées). De ce point de vue-là, la scène la plus marquante est sans doute celle de l'hallucination d'Izumi, où ses visions alternent dans un champ contrechamp magistral avec un gros plan de ses yeux changeant de couleur au fur et à mesure que progresse l'hallucination.

Et surtout, comme dans Guilty of Romance, Sono Sion s'attache à filmer le cheminement interne de ses personnages plus que la catastrophe où ils sont plongés, et qui n'importe que par l'impact qu'elle a sur leur vie. Même si le traitement scénaristique utilise parfois des motifs classiques (le plus évident étant la reprise finale du phénomène auquel on croyait avoir définitivement échappé), The Land of Hope (au titre largement ironique) perpétue bien la manière qu'a Sono Sion de filmer "à côté" de ce qu'on attendrait.

Comme pour Guilty of Romance, on ressort donc de la salle un peu sonné et vaguement mélancolique, et l'on se surprend à marcher dans la rue sur ce nouveau rythme enseigné par le nucléaire : "ippo, ippo".




jeudi 18 avril 2013

Portrait de l'artiste en grand maître

The Grandmaster de Wong Kar-Wai

Wong Kar-Wai s'est fait connaître des cinéphiles avec des films intimistes empreints d'une esthétique particulière : des plans courts, bien composés, aux couleurs délavées ou saturées, au piqué variable, accompagnés d'une musique aidant à faire circuler l'émotion d'un plan à l'autre. Le talent du réalisateur était indéniable, mais les sujets choisis peut-être pas assez originaux pour rendre ses films vraiment mémorables, malgré leur ambiance indubitablement marquante.

Ayant peut-être pris conscience que les situations extrêmes mettent au mieux en lumière les sentiments, Wong Kar-Wai a décidé d'appliquer son style au film de kungfu, un genre auquel il se révèle admirablement adapté. Ainsi, les plans courts sont idéaux pour les scènes de combat, et leur usage dans les scènes plus calmes donne une vraie unité stylistique au film. Et, bien sûr, le soin apporté à composer l'image ne peut que renforcer la grâce des mouvements qui s'y déroulent. Quant au jeu sur les textures d'image, il prend tout son sens dans la perspective historique adoptée par Wong Kar-Wai : la vidéo est réservée aux événements historiques, et l'image passe progressivement au noir et blanc quand les personnages posent pour une des nombreuses photos qui vont jalonner leur parcours.

L'ambition de Wong Kar-Wai est bien en effet de retracer tout un pan de l'histoire du kungfu, à travers les destins croisés de quatre personnages au milieu du vingtième siècle : Ip Man, maître du style Wing-Chun ; Gong Er, formée par son père Baosen au dangereux style Ba Gua ; Ma San, formé par Baosen au style Xingyi : "la Lame", maître du style Baji. Bien que le générique de fin revendique fièrement le caractère fictionnel du film, celui-ci reste quand même très fidèle à la réalité historique, que ce soit dans l'esprit ou dans la lettre (voir par exemple l'opposition classique entre styles du Nord et du Sud, que la chorégraphie du film rend du reste très bien - excellent travail, comme toujours, de Yuen Woo-Ping, qui est intervenu sur Matrix, rappelons-le).

Si le film reprend la plupart des codes en usage dans les films d'arts martiaux chinois (comme le personnage de la femme forte, le thème des querelles de succession, la scène obligée du combat dans une auberge - ici une maison close), il en détourne aussi une bonne partie. Ainsi, l'affrontement annoncé entre Ip Man et Baosen est finalement désamorcé, se changeant un combat plus intellectuel que physique ; l'affrontement entre Gong Er et Ma San, qu'on croit d'abord éludé, nous est présenté un peu plus loin, mais sous forme de flash-back, si bien qu'on sait d'avance qui va gagner. Côté coups extraordinaires, la tradition secrète des 64 Mains maîtrisée par Gong Er ne sera finalement transmise à personne. Quant au fameux coup de poing sans recul qui a fait la renommée du Wing-Chun, il nous est présenté très tard dans le film, dans une scène très drôle où Ip Man cherche à convaincre qu'il ferait un bon professeur...

Le film convoque par ailleurs les codes d'autres catégories de film, à commencer par le western : comme l'affiche le rappelle, Wong Kar-Wai avait d'abord songé à appeler son film Il était une fois le kung-fu. Et l'ombre de Sergio Leone plane en effet sur le film, que ce soit par l'emprunt de musiques à Ennio Morricone ou le clin d'oeil à la scène de combat à la descente du train qui ouvre Il était une fois dans l'ouest lors du combat entre Gong Er et Ma San, sans doute une des plus belles scènes du film (peut-être parce que le temps de l'affrontement trouve sa matérialisation dans le défilement du train qui repart).

Les codes du film noir sont aussi présents, aussi bien thématiquement (combats de rue, démesure qui mène les personnages à leur perte, mélancolie) que stylistiquement (éclairages nocturnes, voix-off et flash-back) - et c'est peut-être au bout du compte eux les plus pertinents pour rendre compte du propos du film, qui s'attache beaucoup aux sentiments, parce qu'il entend montrer que le kungfu est tout autant un état d'esprit qu'une technique : un art, quoi. Est-ce vraiment un hasard si le style de kungfu d'Ip Man, le grand maître du titre, se caractérise notoirement par des gestes courts mais efficaces, analogues au style cinématographique adopté par Wong Kar-Wai ? La nécessité pour un grand maître de savoir regarder en arrière pour mieux aller de l'avant n'est-elle pas aussi au coeur du projet artistique de Wong Kar-Wai ?

En tout cas, une chose est sûre : film d'auteur, film intimiste, film de kungfu, western, film noir, The Grandmaster est un film complet, et pas à la manière des tâcherons hollywoodien qui croient qu'une pincée de ci et une pincée de ça suffit à assurer le succès d'un film. C'est aussi, tout simplement, un film, et pas une succession de scènes chocs reliées par une trame narrative lâche, comme le sujet aurait pu le faire craindre. Les amateurs de film d'action seront peut-être déçus (j'ai vu des gens quitter la salle), les autres y trouveront certainement leur compte.