jeudi 4 septembre 2014

Double je

Enemy de Denis Villeneuve

"Toutes les clés sont dans le film", a déclaré dans Voir le réalisateur de ce petit film pas si énigmatique que les critiques voudraient nous le faire croire (ni si "embrouillé" que ça).

A l'évidence, il s'agit d'un film fantastique, au sens précis que Joël Malrieu a donné à ce terme, et mettant donc en scène un personnage (Adam) qui est devenu étranger à lui-même, et qu'un phénomène déstabilisant (la découverte de son double, Anthony) va pousser à s'interroger sur sa vie.
(Ce thème de l'aliénation est d'ailleurs à peu près la seule chose que le film partage avec Faux semblants de Cronenberg, autre histoire de double malveillant).

Rien d'étonnant donc à ce que presque tout le film baigne dans une lumière jaune (qui est celle des intérieurs où Adam préfère rester, tout comme des extérieurs noyés par le smog), ou propose à intervalles réguliers des plans de ces immeubles de béton qui sont, semble-t-il, voués à écraser toutes les formes de vie qu'ils abritent.
Ce décor, bien évidemment, est idéal pour souligner la routine dans laquelle s'est installée la vie d'Adam, ainsi que celle de son double, Anthony, et nous faire mieux comprendre leur volonté d'intervertir leurs vies (ce que Roman Faisant a très bien vu).

La construction, elle, vient souligner l'inanité de ce désir, en s'articulant autour de 3 scènes essentielles :
* la scène d'ouverture (qu'il convient donc de bien garder en mémoire), où le personnage d'Anthony (qu'à ce stade on n'a bien sûr pas identifié comme tel) guide un jeune homme jusqu'à un club privé mêlant jeunes femmes dénudées et araignées venimeuses ;
* la scène où le même jeune homme (ou un autre, peu importe), qui se révèle être un concierge, guide Adam qu'il prend pour Anthony jusqu'à l'appartement de ce dernier, tout en évoquant l'expérience qui a été la sienne dans la scène d'ouverture ;
* la scène finale où Adam découvre la clé de ce club (enfin, c'est comme ça que je le comprends) et se retrouve soudain confronté à une apparition qui en semble tout droit tirée (dans la lignée des nombreux cauchemars qu'il fait au cours du film).
On devine qu'à la fin le film pourrait reprendre au début, Adam devenu Anthony rencontrant un nouvel Adam, et ainsi de suite jusqu'à ce que le personnage comprenne qu'on ne s'évade jamais de soi, et que son problème intérieur ne peut pas avoir une solution extérieure...

Le problème en question est évidemment lié à leur façon de considérer les femmes, ce qui explique pourquoi le film convoque tant de thèmes de l'imagerie sexiste (la femme-objet, la femme jalouse, la femme-araignée), mais sans les prendre vraiment au sérieux (contrairement à ce que certains critiques semblent penser).
Du reste, Denis Villeneuve lui-même évoque le potentiel comique de son film - qui est bien sûr celui de l'humour absurde à la Ionesco.
Ceci dit, plus que de nous faire rire, Enemy nous tient en haleine de façon beaucoup plus efficace que ce que que son pitch "intello" ne le laisserait supposer (mais c'est un suspense tout psychologique, que les amateurs de films d'action risquent de ne pas apprécier).

Au final, Enemy est donc une excellent variation sur le thème classique du double, à consommer sans modération (et sans danger de voir double, quoique).

mercredi 20 août 2014

Orwell et Kafka sont dans un bureau...

Trap Street de Vivian Qu

De la productrice de Black Coal, on attendait évidemment un bon film avec une ambiance sombre...
Et on n'est pas déçu, même si elle lorgne plus vers le thriller paranoïaque que le film noir (et elle lorgne seulement, le film ne pouvant heureusement se réduire à cette étiquette, notamment parce qu'il ne fait pas dans le spectaculaire).

L'intrigue est simple : Qiuming Li est stagiaire dans une entreprise de cartographie le jour et fournisseur de matériel d'espionnage illégal la nuit.
Ces deux vies apparemment incompatibles vont commencer à se rejoindre le jour où il aperçoit une jolie fille s'engouffrer dans une rue qu'il est impossible de cartographier (pour raison d'état, ce qu'il va mettre du temps à comprendre).
Cette mystérieuse allée de la Forêt qui n'est sur aucun GPS va se refermer sur lui comme une plante carnivore (c'est la rue piégée du titre, qui a au fond peu à voir avec ces fausses rues que tracent les cartographes sur leurs plans pour dépister d'éventuels plagiaires).

A voir Qiuming Li se débattre dans un système bureaucratique qui l'accuse à tort (et va faire de lui un de ces zombies qu'il massacrait à la pelle dans ses jeux vidéo), on pense évidemment au Procès de Kafka, dont le film offre en effet une version contemporaine très réussie (du reste, aussi bien Jean-François Rauger pour le Monde que Pierre Haski pour Rue89 l'ont bien noté).
Mais il y a une autre référence, tout aussi prégnante : l'Orwell de 1984.
Le labo 203 dont Qiuming Li s'approche un peu trop fait évidemment penser à la salle 101, et comme dans le monde régi par Big Brother le système paranoïaque érigé par le Parti empêche Qiuming Li de vivre une relation amoureuse normale (raison pour laquelle sans doute Nicolas Didier dans Télérama n'a pas trouvé sa romance crédible).
Comme 1984, le film est donc le récit d'une aliénation, d'une transformation de l'humain en mécanique par une société répressive - c'est une parabole, mais applicable à la société chinoise contemporaine...

Pour décrire cet itinéraire mental, Vivian Qu adopte bien entendu le point de vue de Qiuming Li, mais en change parfois ponctuellement, pour mieux souligner son propos.
C'est ainsi qu'elle prend parfois le point de vue de la fille pour mieux accroître l'intérêt du spectateur (un changement que n'aurait pas renié le Hitchcock de Vertigo).
Surtout, à des moments bien précis, elle adopte le point de vue désincarné d'une caméra de surveillance (et d'une façon qui aurait peut-être rendu Hitchcock perplexe pour le coup), et c'est peut-être là le parti pris esthétique le plus caractéristique du film, parce qu'il nous montre comment la société voit Qiuming Li, et à quoi elle va le réduire (un corps à espionner).

Attention, vous risquez de devenir comme ce qui vous regarde : ce serait là la morale de ce petit bijou orwello-kafkaïen (si tant est qu'il faille lui en trouver une).

lundi 14 juillet 2014

Sous la peau des femmes

Under the Skin de Jonathan Glazer

Les critiques (presque tous enthousiastes, pour une fois) semblent avoir dit tout ce qu'il y avait à dire sur le film de Jonathan Glazer, et notamment qu'il est dans la droite lignée de Her (et plus généralement de la "science-fiction" qui ne rime pas avec "action") par sa façon de réduire une icône hollywoodienne (Scarlett Johansson) à sa pure matérialité (sa voix pour Her ou son corps pour Under the Skin) ou sa manière d'utiliser une esthétique audiovisuelle issue du clip pour figurer l'irreprésentable (une intelligence artificielle désincarnée et pourtant désirante dans Her, une forme de vie irrémédiablement autre dans Under the Skin).
En revanche, personne n'a semble-t-il pensé à comparer le film au livre de Michel Faber dont il est issu, une comparaison qui en dit pourtant long sur les intentions poursuivies par les deux auteurs, comme on va le voir.

La première différence, c'est que le personnage joué par Scarlett Johannsson, anonyme dans le film (baptisons-là X), a un nom dans le livre : Isserley.
Evidemment, Michel Faber pouvait difficilement écrire 281 pages sans donner ne serait-ce qu'un surnom à sa créature (et donc l'humaniser un peu), mais Jonathan Glazer était libre de laisser ce point-là dans le flou pour mieux la dépersonnaliser, et il ne s'en est pas privé.

De la même manière, alors que le rôle d'Isserley est clairement expliqué en détails dans le livre (elle capture des hommes qui seront ensuite engraissés et tués pour leur viande), nous ne saurons jamais à quoi servent les victimes de X, et leur destin ne sera évoqué que dans des images très stylisées qui tranchent avec la crudité dont fait preuve le livre de Michel Faber.
En effet, alors que les victimes de X sombrent dans un lac noir qu'on devinera, au détour d'une scène poétique, composé de sucs digestifs, celles d'Issserley suivent un trajet comparable à celui d'un boeuf à l'abattoir, et aucun détail de leur transformation ne nous est épargné : Isserley est certes aussi solitaire dans son travail que X, mais elle avant tout le rouage central d'un impitoyable système.

La différence entre les deux personnages n'est pas que fonctionnelle, elle est également physique.
Isserley est en effet une extraterrestre qui a subi une opération de chirurgie esthétique pour la rapprocher au maximum des (repoussantes) créatures qu'elle traque, alors que X n'a eu qu'à se glisser, littéralement, dans la peau d'une femme (celle de Scarlett Johansson en l'occurrence) : le titre Under the Skin n'est pas aussi métaphorique qu'il l'était dans le livre...

Et si le cheminement mental des deux personnages va être comparable (une prise de conscience lente mais sûre de la cruauté de leur rôle), il n'a ni les mêmes causes ni la même rapidité.
Dans le livre en effet, c'est la visite du fils de son employeur, un idéaliste révolté à l'idée de voir une espèce pensante en dévorer une autre, qui va être la cause principale du changement d'Isserley, même si des rencontres avec des auto-stoppeurs particuliers vont jouer un rôle de catalyseur.
Dans le film, au contraire, X va changer presque d'elle-même, sous l'influence d'une rencontre avec un homme presque aussi marginalisé qu'elle peut l'être, dans une scène originale qui est certainement le point culminant du film.
La fugue que X commet alors, Isserley la fait aussi, mais à la toute fin du livre (son évolution est donc plus lente), quoique avec sensiblement le même résultat, parce que, comme elle le dit plus tôt dans le livre, son travail la prédisposait à être "une tragédie en attente de son dénouement".

Ces quelques changements suffisent à orienter les deux oeuvres dans des directions différentes.
Comme l'indique gentiment la quatrième de couverture, Michel Faber entend en effet dénoncer l'aliénation que la loi de l'offre et la demande fait subir au travailleur qu'est Isserley, chez qui toute réflexion éthique est abolie dès lors qu'il y a un client pour cautionner ses actes : en sus de nous donner un cours de relativisme culturel (et si nous n'étions que de la chair à pâté pour une autre espèce pensante ?), Michel Faber effleure la question de la banalité du mal (est-ce un hasard si dans Isserley il y a SS ? ou si en allumant sa télévision elle tombe sur un jeu où les participants doivent deviner le mot INIQUITY ?)
En revanche, dans le film, s'il y a bien aliénation de X, elle n'est pas liée à son statut de chasseresse, mais bel et bien au corps féminin dans lequel elle s'est incarnée, et qu'elle a tant de peine à maitriser : le relativisme de Glazer est donc un féminisme (et si nous étions né dans un autre sexe ?)
En témoigne, du reste, la scène de la tentative de viol, qui a une tout autre portée dans le film que dans le livre, parce qu'elle n'a pas les mêmes implications (les risques du métier pour Isserley, la fatalité pour X).

Au final, on peut donc dire que Jonathan Glazer s'est parfaitement approprié l'histoire de Michel Faber : il lui a donné une inflexion différente (toute personnelle), mais il a aussi réussi à en tirer toute la quintessence sur le plan esthétique, ne gardant du livre que ce qui pourrait frapper l'oeil (à commencer par les yeux d'Isserley-X, justement).
En ce sens, plus que d'une adaptation, il faudrait parler d'une distillation - le résultat étant d'ailleurs d'une pureté visuelle telle qu'elle saoulera les spectateurs déshabitués de voir des images signifier par elles-mêmes...

mercredi 18 juin 2014

Joyau noir

Black Coal de Diao Yi'nan

Auréolé d'un Ours d'or bien mérité, voici qu'arrive sur nos écrans, après A Touch of Sin, un autre polar chinois, qui décevra tous les spectateurs s'attendant à voir un thriller haletant, mais ravira tous les amateurs de film noir.
Diao Yi'nan convoque en effet toutes les figures mythiques de ce type de film, et les porte à incandescence pour mieux les faire entrer en résonance avec la réalité de son pays.
Tout y est, à commencer par les ambiances crépusculaires (et glaciales), admirablement rendues par une photographie léchée, mais aussi une certaine façon de raconter (complexe) et un certain type d'histoire et de personnages.

Ainsi, si la narration ne fait pas appel aux flash-backs, comme souvent dans les films noirs (restant au contraire très linéaire), elle se caractérise en revanche par un sens de l'ellipse tout à fait remarquable.
La plus spectaculaire est sans doute celle qui fait entrer le personnage principal, Zhang, en voiture dans un tunnel en 1999 et l'en fait ressortir en 2004 en moto (une bonne métaphore du passage du temps), mais il y en a d'autres tout aussi frappantes, comme celle qui fait succéder à l'écran Zhang éteignant un feu à l'extincteur et l'employée de la teinturerie passant du linge au fer.
Et, bien sûr, il y a l'ellipse ultime, celle qui nous dérobe le visage du responsable de l'incident final, alors que nous savons qu'il ne peut que s'agir de Zhang, en train d'offrir un cadeau d'adieu à la femme qui l'a obsédé durant tout le film...

Parce que le coeur du film, c'est bien sûr une femme fatale (à qui l'actrice Gwei Lun Mei prête son minois angélique) et la relation vénéneuse qu'elle va entretenir avec l'homme enquêtant sur son cas (dans la lignée de romans comme le Sylvia d'Howard Fast ou de films comme Laura ou Vertigo, dont Black Coal se rapproche d'ailleurs par l'attention accordée aux scènes de filature).

Face à elle, Zhang semble pourtant avoir l'impassibilité et le cynisme de Sam Spade (le héros du Faucon maltais, dont l'adaptation filmique par John Huston est un des modèles avoués de ce film, avec Le Troisième Homme de Carol Reed).
Du coup, le spectateur passe son temps à guetter une marque d'humanité de sa part, qu'il finira par obtenir à la toute fin du film, pour peu qu'il l'interprète comme moi (mais c'est obligé si l'on veut y trouver un sens).

Du reste, c'est ce qui fait le sel de l'intrigue : comme dans un roman noir, à chaque fois qu'on croit le film bouclé, un petit quelque chose vient le relancer...
Le problème de ce type d'intrigues à tiroirs, c'est qu'il déçoit les spectateurs et les critiques habitués au finale unique et explosif des thrillers : ainsi Caroline Vié dans 20 Minutes n'a pas trouvé pas satisfaisante sa résolution.
De toute façon, l'originalité de Black Coal ne tient pas à son intrigue (calquée sur celle du Troisième homme ou sur celle du roman de David Goodis La Police est accusée) ou à ses personnages archétypaux, mais bien à la façon de les réinterpréter à la sauce chinoise.

Et un des aspects de cette réinterprétation (et non le moindre, même s'il ne faudrait pas non plus y accorder une importance excessive, comme le fait Jacques Mandelbaum dans Le Monde), c'est, comme dans tout bon polar moderne, les allusions à la réalité sociale, que ce soit la brutalité policière ou la condition féminine : "comment ne pas devenir une femme fatale dans ces conditions ?" semble demander, sans avoir l'air d'y toucher, Diao Yi'nan.

Tout ceci, et bien d'autres choses encore (la patronne de bar nostalgique basculant dans une baignoire), contribue à donner au film cette ambiance mélancolique qui est le propre du film noir authentique : Black Coal confirme donc, après A Touch of Sin, que quelque chose de noir (et de grandiose) se lève en Chine...

mercredi 11 juin 2014

Danemark-USA, 2-1 !

When Animals Dream de Jonas Alexander Arnby
VS
It Follows de David Robert Mitchell

Non, ce n'est pas le résultat anticipé d'un match de la coupe du monde de football, mais une comparaison entre deux films fantastiques passés à la Semaine de la Critique à Cannes (et repris dans la foulée à la Cinémathèque française).
Comparer deux films aux visées esthétiques clairement différentes n'a pas forcément grand sens, mais permet peut-être justement de mieux mettre en lumière ces différences - alors allons-y pour l'arbitrage (en commençant par le plan thématique).

Chacun des deux films mixte deux types de films fantastiques pour mieux renouveler le genre, mais avec un résultat différent.
It Follows
est avant tout un film de malédiction transmissible (ici sexuellement, bonne idée) à la Ring, l'originalité venant de la nature de cette malédiction : des zombies qui essayent de vous attraper.
De façon semblable, When Animals Dream est un film de vengeance à la Carrie (une humiliée se découvre un don et s'en sert pour punir ses bourreaux), sauf que le don en question est la lycanthropie, vécue comme une maladie.
Malgré cette similarité de thème (la maladie, implicite dans un cas et explicite dans l'autre) et de processus (le croisement de deux sous-genres), un seul des deux films me semble atteindre l'originalité qu'il revendique, sans doute en raison de la façon dont il traite la maladie et les personnes qui en sont atteintes.

En effet, la jeune héroïne de When Animals Dream (Marie) est un authentique personnage, auquel on s'attache : du reste, l'actrice qui l'incarne est une non-professionnelle au visage légèrement atypique et à l'air renfermé (excellente Sonia Suhl).
Au contraire, l'héroïne de It Follows (Jay) n'est qu'un avatar de plus de ces beaux adolescents qu'on voit à la pelle dans les teen-movies : elle est un archétype plus qu'un personnage, ce que le reste du casting confirme, en convoquant toutes les figures imposées du genre (le beau gosse sceptique qui finit par se faire dézinguer VS l'ami d'enfance débrouillard qui récupère la jolie fille à la fin).

En outre, la maladie dans When Animals Dream est traitée avec autant de gravité que dans un film réaliste sur le sujet, en posant par exemple la question de savoir si l'on peut trouver belle (et donc aimer) une fille couverte de poils et à la bouche en sang (au moins un personnage répond oui, et le spectateur est d'accord avec lui).
Au contraire, dans It Follows, la maladie est une punition qui s'abat sur ceux qui ont couché avec la mauvaise personne.
Si les relations en question n'étaient pas consenties, on pourrait se dire que le film ne cherche pas à véhiculer une morale puritaine, mais la première relation n'est clairement pas un viol (et un policier le souligne en posant la question à Jay devant nous).
Notez que vu que les deux autres relations sont plus inspirées par la peur que par le désir, un changement infime dans le scénario aurait suffi à dissiper cette ambiguïté gênante (qui semble voulu en l'état actuel des choses).

Du reste, le traitement de la sexualité dans It Follows ne peut manquer d'interroger le spectateur, si peu féministe soit-il.
Certes, les trois rapports mis en scène dans le film sont initiées par Jay, qui se retrouve même dessus son partenaire (donc en position dominante ?) dans le premier et le dernier, mais à aucun moment elle ne semble retirer le moindre plaisir de ces actes ; en revanche, on entend les garçons soupirer (pour ne pas dire grogner), comme si le sexe n'était fait que pour leur seule satisfaction.
En comparaison, When Animals Dream ne met en scène qu'un rapport, dans la position préférée d'It Follows, mais pour un résultat sensiblement différent - avec en plus une très jolie idée de mise en scène pour souligner le plaisir de l'héroïne (le ralenti et le son coupé).
(Et je ne parle même pas du fait que le film tout entier pourrait être vu comme une façon très féministe de lutter contre la tyrannie de l'épilation...)

Venons-en à la mise en scène, justement.
Celle de When Animals Dream est très fluide, sans fioritures (des plans relativement brefs, s'enchaînant par montage parallèle ou raccords-regards), comme pour mieux se mettre toute entière au service de l'histoire.
Au contraire, celle d'It Follows est virtuose, multipliant les surgissements dans la profondeur de champ ou les mouvements d'appareils pour explorer l'espace d'où les zombies peuvent surgir à tout moment : elle décuple l'effet des scènes horrifiantes, et va même jusqu'à créer de la tension dans les scènes neutres (je pense à ce panoramique à 180 degrés pendant que Jay et Greg enquêtent dans le lycée de Hugh-Jeff).
Visiblement, David Robert Mitchell veut, comme Brian De Palma, s'inscrire dans la filiation hitchockienne, et il y réussit très bien sur le plan formel : le suspense est très réussi, et le film très prenant (la musique de Disasterpeace y aide).

Sauf que si l'auto-proclamé maître du suspense prétendait ne vouloir réaliser que des films semblables à des tranches de gâteaux (et pas à des tranches de vie), il a, dans tous ses grands films, mis le suspense au service d'une vraie histoire d'amour (voir notamment Rebbeca, Notorious ou Vertigo), nous touchant au coeur avant de nous remuer les tripes.
Et c'est bien ça qui manque à It Follows, qui est pourtant un film d'horreur réussi (comme le cinéma américain arrive encore à en faire, et je ne suis pas le dernier à le remarquer), mais sans la profondeur et la sensibilité de When Animals Dream.
En clair, It Follows n'est au final qu'une réussite de plus dans un genre balisé, alors que When Animals Dream, tout en évoquant fugitivement des classiques du film fantastique (notamment Nosferatu et Frankenstein), arrive à quelque chose de plus original (et de très romantique au fond).

Pour me résumer : It Follows est le genre de films où l'on emmène ses copains, alors que When Animals Dream est plutôt celui où l'emmène la femme de sa vie...

mardi 3 juin 2014

Cartographie de l'âme

Maps to the Stars de David Cronenberg

La grande thématique du cinéma de David Cronenberg, qui le place dans la même famille que Lars von Trier, Akira Kurosawa ou Sono Sion, c'est l'aliénation, à savoir le mécanisme par lequel l'individu abandonne, plus ou moins volontairement, une partie de sa personnalité afin de mieux s'intégrer dans une structure sociale plus vaste (ainsi entendue, l'aliénation est plus l'antonyme que le synonyme de la folie, parce que celle-ci survient souvent quand le personnage tente de se libérer du système qui l'oppresse, voir Spider).
C'est d'autant plus évident quand on regarde la façon dont il a adapté à l'écran A History of Violence et Cosmopolis : dans le premier cas, Cronenberg a opéré des changements radicaux dans l'intrigue, pour mieux mettre en évidence ce qui l'intéressait, à savoir le renoncement du héros à la partie violente de son être, qui ne demandera qu'une occasion pour ressurgir et le changer de fond en comble (les scènes de sexe avant et après l'incident sont emblématiques de ce changement, et elles n'étaient pas dans le roman graphique) ; dans le deuxième cas, au contraire, l'aliénation du trader par l'univers capitaliste où il vit et la façon dont il s'en libère à la faveur d'une crise étaient déjà dans le livre, et Cronenberg y est donc très fidèle.

Dès lors, il n'y a rien de bien surprenant à voir Cronenberg se pencher sur une des institutions qui génèrent le plus d'hypocrisie et de frustration chez ceux qui l'intègrent : le star-system hollywoodien (un univers dans lequel on vend des cartes indiquant la maison des célébrités, d'où le titre du film, qui veut évidemment signifier plus que cela).
Evidemment, il lui faut un révélateur, et Cronenberg et son scénariste, Bruce Wagner, choisissent de suivre Agatha (Mia Wasikowska), une jeune femme qui débarque à Hollywood et se retrouve à travailler pour Havanah Segrand (Julianne Moore), une actrice sur le déclin soignée par un thérapeute (John Cusack) dont le fils Benjie (Evan Bird) est un enfant-star cornaqué par sa mère - vous suivez, oui ?
Chacun de ces personnages va voir sa vie bouleversée par le passage d'Agatha qui incarne, littéralement (le spectateur le comprendra vite), le passé douloureux qu'ils ont cherché à enterrer pour faire bonne figure à Hollywood et qui resurgit malgré eux - une libération qui, comme souvent chez Cronenberg (voir, sur un thème semblable, Vidéodrome), rimera avec destruction.
Dans le sillage d'Agatha au visage brûlé surgissent comme par magie les fantômes, morts comme il se doit de façon horrible (dans un incendie pour la mère d'Havanah, dans un hôpital pour la jeune fille du début, dans une piscine pour Micah), mais qui sont plus là aussi une matérialisation des peurs intimes des personnages plutôt que d'authentiques réalités surnaturelles (comme l'explique d'ailleurs Cronenberg dans l'entretien qu'il a accordé à Trois couleurs).

Le tout est filmé avec une économie de moyens (des champs-contrechamps sans amorce pour mieux montrer combien les personnages sont isolés dans leur bulle, quelques travellings pour souligner un moment-clé de l'histoire, une opposition thématique basique entre eau et feu) qui met d'autant plus en lumière la force intrinsèque de l'histoire et le jeu des comédiens (et c'était, là aussi, quelque chose que voulait Cronenberg).
Saluons au passage la performance de Mia Wasikowska, qui, quoique enlaidie par son maquillage, parvient à donner une intensité formidable au personnage d'Agatha, avec un jeu tout en retenue qui, à mon avis, est bien plus remarquable que la surenchère d'obscénité à laquelle se livre (brillamment, certes) Julianne Moore (qui a reçu pour ce rôle le prix d'interprétation féminine à Cannes, rappelons-le).

Un grand Cronenberg donc (et qui va bien au-delà de son thème de base), mais qui décevra tous ceux qui s'attendaient à une démolition en règle d'Hollywood : le film est glaçant plus que grinçant, sans jamais être sordide (l'inceste n'étant qu'une métaphore, comme l'a dit Cronenberg lui-même : psychologues de bazar, passez votre chemin).

mercredi 26 mars 2014

Les systèmes d'exploitation rêvent-ils d'étreintes électriques ?

Her de Spike Jonze

Quelqu'un (que je ne remercierai jamais assez) ayant attiré mon attention sur ce film, je me suis décidé (un peu tard) à aller le voir - et il m'a suffisamment intéressé pour que j'en parle ici (et lui tresse des louanges, bien sûr).

Le postulat de base de l'histoire pourra choquer les puristes de la science-fiction, puisqu'elle met en jeu une conscience artificielle obtenue par programmation pure, alors que la cybernétique tend plutôt à considérer, dans ses derniers développements, qu'aucune machine ne pourra accéder à une authentique intelligence sans simulacre de corps, lequel est quasi-totalement absent ici.
En même temps, le film ne s'adresse clairement pas aux fans de hard-science, le pitch technologique ne servant qu'à mener une réflexion sur l'essence de l'amour : voir deux êtres a priori incompatibles construire une relation nous permet de constater quels éléments sont indispensables et lesquels ne le sont pas (et du coup, je ne peux m'empêcher de voir dans le nom du héros un hommage au grand Theodore Sturgeon, mais peut-être me trompé-je).

C'est en cela que le film dépasse les archétypes de la comédie romantique, sur lesquels il est bâti de toute évidence : un héros paumé mais attachant (Theodore, donc) ; une ex sexy mais impitoyable (Catherine) ; une nouvelle venue qui est peut-être la femme idéale (Samantha, l'intelligence artificielle sans corps) ; une amie qui finira peut-être par séduire le héros - ou pas (Amy).
Toutes les situations pouvant découler des relations entre ces personnages classiques prennent en effet un relief neuf du fait que l'un d'entre eux est désincarné (ce qui lui donne notamment un point de vue original sur le monde).
Et surtout, les situations en question ne peuvent manquer de déboucher sur des question qui, loin d'être purement théoriques, nous renvoient à notre quotidien d'êtres aimants et désirants.

L'esthétique proche du clip (d'Arcade Fire, puisque que ce sont eux qui ont composé la musique du film) adopté par Spike Jonze pour filmer ces situations (des plans courts, serrés, colorés) ne fait pas que souligner le côté spéculaire du monde où nous vivons (tout doit passer par les images pour exister), elle sert surtout à renforcer l'idée que des images, des sensations (venues du passé, mais pas forcément) peuvent naître des paroles qu'on échange - et que donc le désir est avant tout affaire d'imagination, et touche plus à l'esprit qu'au corps.
C'est particulièrement évident dans la scène d'amour (sur fond noir) entre les deux protagonistes, laquelle est clairement filmée en opposition avec une autre scène (comique, elle) où Theodore cherche du réconfort auprès d'un service de téléphone rose.

Certains pourront trouver cela facile (ou dénoncer la place trop importante accordée à la parole par le film, comme certains critiques n'ont pas manqué de le faire), mais facile ou pas, cela fonctionne (et je ne suis apparemment pas le seul à avoir remarqué que les spectateurs étaient pour une fois étrangement silencieux pendant la séance).
D'autres, comme le personnage de Catherine dans le film, pourront trouver effrayant de voir un homme se réfugier dans une relation aussi virtuelle, qui pourrait le conduire à vivre en permanence avec dans l'oreille l'oreillette le reliant à sa femme idéale - sauf que justement Spike Jonze nous montre bien que Theodore ne vit pas en permanence connecté (comme, avouons-le, les trois quarts des gens aujourd'hui, qui se ruent sur leur portable dès qu'ils ont une minute de libre), que parler à Samantha reste un choix, et que cette relation contribue à le faire évoluer et à s'ouvrir aux autres.
Cette constatation en apparence paradoxale s'explique très bien si l'on considère que Spike Jonze a aussi voulu faire un film sur la fiction et le rôle apaisant qu'elle peut jouer dans notre vie - et d'une certaine façon, tout amour n'est-il pas d'abord avant tout une belle histoire qu'on se raconte ?

Her est donc une proposition de cinéma des plus intéressantes, ne serait-ce que par cet accord parfait entre forme et fond qui la caractérise - mais aussi par la façon dont, telle un miroir, elle nous renvoie à notre propre vécu affectif (et technologique).



jeudi 20 mars 2014

La petite joueuse de flûte de Hamelin

Dark touch de Marina De Van

Oyez, oyez, braves gens, voici que débarque en salle un deuxième film passé par le festival de Gérardmer, et auréolé d'un Narcisse du meilleur film, décerné au festival de Neuchatel par un jury qui comptait en ses rangs Jean-François Rauger, le "monsieur cinéma bis" de la Cinémathèque française.
Autant de raisons de suspecter un bon film et d'ignorer les critiques frileux qui, quoique le comparant (non sans raison) à Carrie (dont il se rapproche indiscutablement par la thématique) ou aux films d'enfants diaboliques des années 70, lui reprochent son moralisme, si, si.

S'il est vrai que par sa nature même le genre fantastique touche souvent à la morale (dont il interroge les limites, voire les fondements), il est hélas tout aussi vrai que les critiques qui connaissent mal ledit genre ont une fâcheuse tendance à prendre au pied de la lettre tout ce qu'ils voient (et à oublier qu'un film est avant tout juste une histoire, pas un manifeste)...
C'est ainsi qu'en parlant de son film The Secret à la Cinémathèque, Pascal Laugier déplorait que les critiques aient cru que le discours psychotique de son personnage principal contenait le sens ultime de son film.
En vérité, thématiquement parlant, le film de Marina De Van se rapproche tout autant de Babycall de Pal Sletaume, ou même de Mystic River, pour les errances nocturnes de son héroïne à la recherche d'une éventuelle compensation et/ou vengeance - une référence qui n'est pas aussi gratuite qu'elle en a l'air, parce que l'ambiance du film est tout aussi mélancolique que dans un bon film noir.

Comme le montre la mise en scène (très fluide, et multipliant les raccords regard), la réalisatrice cherche avant tout (et y réussit) à nous faire comprendre le point de vue de l'héroïne - d'où d'ailleurs un certain suspense psychologique, puisque nous voyons ses parents d'adoption lui adresser sans le savoir les mêmes phrases délétères que ses vrais parents.
Par exemple, en montant le plan d'un homme ouvrant un réfrigérateur avec celui d'enfants conduits dans le cellier par leur mère, Marina De Van nous donne l'impression que le réfrigérateur donne dans le cellier, et donc que le père, qui tire sur sa boucle de ceinture qui le gêne, va la dégrafer pour punir ses enfants.
On comprend dès lors les fausses interprétations qui peuvent traverser la tête de l'héroïne traumatisée, et comment elle va réagir (excessivement) en usant de son pouvoir télékinétique : autrement dit, aucune violence n'est vraiment gratuite dans le film, contrairement à ce que certains critiques laissent aussi entendre.

Mais ce qui achève définitivement de faire de ce film une oeuvre forte, et à l'éloigner des canons usuels du petit film d'horreur hollywoodien, ce n'est pas le refus de finir par un happy end ou de donner trop d'importance aux forces qui pourraient ramener un semblant d'équilibre (même si les scènes avec l'assistance sociale sont magnifiques), c'est son onirisme.
Je n'entends pas par là que le film multiplie les scènes de rêves (il n'y en a guère qu'une, toute petite, dans le film), mais qu'il intègre la logique de l'absurdité onirique dans le cours même de l'intrigue (dans un processus très kafkaïen).
Avec deux idées de base très simple (l'instinct grégaire des enfants et l'imitation des adultes par les enfants), Marina DeVan réussit à nous donner l'impression d'être soudainement plongé dans un cauchemar - et donc par contrecoup à nous faire comprendre l'état d'esprit halluciné dans lequel se trouve son héroïne.

Ambiance onirique et mélancolique et mise en scène au service des personnages (sans parler de l'excellente musique de Christophe Chassol et de la non moins excellente interprétation de la jeune Missy Keating), le film de Marina De Van vaut largement son Narcisse - même s'il décevra la triste race des bouffeurs de pop-corn et de bandes-annonces (du moins si j'en juge par la réaction de mes compagnons de séance).


jeudi 13 mars 2014

Hommes perdus et femmes fatales

L'Etrange couleur des larmes de ton corps d'Hélène Cattet et Bruno Forzani

Il semble que tous les ans la sélection du festival de Gérardmer comprenne au moins un film réunissant trois critères : flirter avec l'expérimental, faire un vrai travail sur le son et rendre hommage au giallo.
L'an passé, c'était à Peter Strickland (à qui d'ailleurs Cattet et Forzani rendent hommage dans le générique de leur film) de s'y coller avec Berberian Sound Studio, cette année c'est le tour de L'Etrange couleur des larmes de ton corps de dérouter les critiques paresseux.
Et pourtant, contrairement à son illustre devancier (qui dynamitait le principe même de la narration en créant une structure circulaire, dans laquelle un preneur de son anglais revivait son séjour dans un studio italien comme s'il était devenu un natif du coin), le film de Cattet et Forzani déroule une narration parfaitement linéaire (quoique post-godardienne) sur un thème des plus classiques (la maison hantée, j'y reviendrai).

L'originalité du film réside donc dans la manière de filmer cette intrigue, qui fait appel à une esthétique qu'on a pu voir dans certains films expérimentaux ou même tout simplement dans les films muets.
Quand on n'a pas de son, on est en effet obligé de faire des gros plans sur des objets (un verre qui se brise, par exemple) pour signaler un bruit jouant un rôle dans l'intrigue : Cattet et Forzani retiennent le principe, mais en associant ces fugitifs gros plans avec le son qui va avec, dans l'idée de restituer une certaine subjectivité des personnages, d'être au plus près de leurs impressions (on n'est pas loin de l'usage que fait Robert Bresson du son, pour faire exister un espace imaginaire, dans le prolongement de ce que le gros plan nous donne à voir).
Dans le même style, une énigmatique cassette audio que la voisine sadique du héros du film (Dan) lui fait écouter par téléphone se retrouve matérialisée en images en noir et blanc, qu'on devine nées à l'audition de ces sons.

Cette séquence (qui reviendra périodiquement jusqu'à que ce qu'en on comprenne le sens) n'est que la première d'une série de récits enchâssés dans la narration principale, qui vont venir en perturber la linéarité (et perdre le spectateur inattentif, d'où l'intérêt à mon avis d'en parler, parce que L'Etrange couleur des larmes de ton corps est le genre de films qui supporte facilement un visionnage averti).
La deuxième est le récit que fait à Dan une voisine (folle ?) de la disparition de son mari Paul quelques années plus tôt, la troisième le récit que fait à Dan le policier enquêtant sur la disparition de sa femme (un récit qui sert à justifier la cicatrice qu'il a au cou, mais qui n'est peut-être pas sans rapport avec la voisine sadique de Dan), la quatrième un rêve que fait Dan après une séance SM avec sa voisine et dans lequel il se retrouve confronté à ses doubles (une séquence qui est d'autant moins gratuite que les réalisateurs ont visiblement voulu que tous leurs acteurs masculins se ressemblent un peu, non pour nous égarer comme le pense Quentin Grosset dans Trois couleurs, mais pour indiquer qu'ils auront toujours le même rôle, celui de victime pour aller vite) et la cinquième un diaporama en noir et blanc (qui rend visible le journal intime de la mystérieuse Laura que feuillette le propriétaire de l'immeuble art nouveau où vit Dan).

Cette dernière séquence est capitale pour comprendre (à demi-mot) ce qui se passe dans le film.
Comme je l'ai déjà dit, il s'agit tout simplement d'une histoire de maison hantée, voire de maison déglinguée à la Jean Ray (une référence qui vient toujours à l'esprit quand on parle de fantastique belge, mais ici elle est plus que pertinente et Jean-François Rauger dans Le Monde a bien raison de le rappeler : même s'il n'y a pas de dieux grecs, la maison ressemble fort à Malpertuis).
On pense également au Lovecraft des Rats dans les murs (pour les passages dans les murs où les personnages peuvent circuler, dont le mystérieux barbu qui fera à Dan tout plein de révélations en partie masquées par le son, comme dans Week-end - quand je disais que Cattet et Forzani louchaient vers Godard), mais aussi et surtout à Notre vénérée chérie de Robert Marasco (adapté au cinéma par Dan Curtis sous le titre Burnt offerings) et aux oeuvres que ce roman hélas méconnu a inspiré, à savoir Christine et Shining de Stephen King (et de Stanley Kubrick) par ricochet).

Il y a en effet dans cette maison une "red rum" analogue à celle de Shining, dans laquelle réside l'entité qui fut jadis Laura (comme l'indique le 7 à l'envers sur la porte, qui est aussi bien la lettre L).
Comme nous l'apprend son journal, Laura a jadis réussi à donner corps à ses fantasmes et à matérialiser un homme en imperméable et chapeau qui tue ses victimes en leur laissant une blessure en forme de sexe de femme.
C'est dire le caractère fondamentalement féminin de cette entité, laquelle va également prendre possession de toutes les femmes habitant l'immeuble (d'où leur ressemblance de visage, à l'instar des acteurs masculins).
Une fois pris en compte ce noyau dur de fantastique, le reste de l'intrigue principale (que je ne détaillerai pas pour ne pas trop la déflorer) est parfaitement clair à mon sens (mais il n'est pas exclu que j'ai compris de travers).

Comme on le voit, L'Etrange couleur des larmes de ton corps est un film ambitieux, aussi bien par sa façon de raconter que par les références qu'il convoque (ce qui justifie pleinement sa sélection à Gérardmer).
Il ravira donc les spectateurs ambitieux (ceux qui ne croient pas que la seule expérience de cinéma possible consiste à se laisser prendre par la main par un blockbuster et guider par un chemin si balisé qu'il en devient ennuyeux).

jeudi 6 mars 2014

Au royaume du plésiosaure

Real de Kiyoshi Kurosawa

Trois semaines avant sa sortie en salle, quelques rares privilégiés (dont moi) ont eu la chance de voir le dernier film du maître du fantastique japonais (que Jean-François Rauger a qualifié non sans humour d'hégélo-shintoïste).
En le présentant, Kiyoshi Kurosawa a expliqué que de tourner Shokuzai l'avait décomplexé quant à l'adaptation d'oeuvres littéraires (ce que Ko-rei n'avait apparemment pas réussi à faire).
Evidemment, c'est aussi un moyen pour lui de se frotter à une histoire qu'il n'aurait peut-être pas inventé de lui-même, et de l'intégrer de façon magistrale à son univers...

L'intrigue est clairement une relecture (des plus classiques) du mythe d'Orphée et d'Eurydice : un jeune homme, au moyen d'une machine sophistiquée, plonge dans l'inconscient de sa compagne dans le coma pour essayer de l'en faire sortir.
Ce type d'intrigues (souvent romantiques) mettant un jeu un paysage mental partagé n'est pas neuve (je le disais) : au cinéma, on peut la faire remonter au moins au sublime Peter Ibbetson d'Henry Hathaway - et en littérature qui ne connaît pas ENtreFER de Iain Banks ?
De la même manière, le côté jeu vidéo de ce paysage mental quelque peu délabré (et ses Personnages Non-Joueurs, poétiquement rebaptisés "zombies philosophiques") ainsi qu'au moins une scène rappellent David Cronenberg, que Kurosawa connaît bien.
Mais la vraie référence, c'est clairement du côté de Satoshi Kon (Perfect blue, Paprika, le manga Opus),qu'il faut aller la chercher : interrogation sur la frontière entre le réel et l'imaginé, matérialisation de choses dessinées dans la réalité (choses qui, elles, évoquent plutôt le style d'histoires macabres scénarisées par Eiji Otsuka), twist venant brouiller les codes de représentation que le spectateur croyait acquis (tous thèmes auxquels un usage intelligent des trucages numériques comme dans Loft donne évidemment un écho formel).

Et comme ce n'est pas parce qu'il va dans de nouvelles directions que Kiyoshi Kurosawa renonce à ce qu'il est, on retrouve cette esthétique de la froideur apparente qui est sa marque de fabrique (plans larges pour se tenir à distance des personnages et rendre plus frappants l'intrusion d'un éventuel gros plan, et plans longs pour laisser le temps aux choses d'arriver).
Quiconque à vu l'excellent License to live sait que pour parler de sortie du coma Kurosawa se refuse obstinément à filmer les scènes mélodramatiques attendues par le spectateur lambda, ce qui n'empêche pas le moins du monde l'émotion de naître chez le spectateur, mais au contraire, paradoxalement, la renforce.
Appliqué à un film à la trame aussi romantique que Real, ce parti pris fonctionne tout aussi bien : les personnages, comme toujours chez le non-hollywoodien Kurosawa (à part l'exception Loft), ne s'embrassent pas une seule fois de tout le film, ne se disent jamais qu'ils s'aiment - et pourtant on est de tout coeur avec eux...

Kiyoshi Kurosawa réussit ainsi là où le grand Richard Matheson avait échoué avec Au-delà de nos rêves, et signe un nouveau film incontournable (quoique peut-être un peu en deçà du choc Shokuzai, dirons les pinailleurs).

jeudi 30 janvier 2014

Les révoltes de la maniaque

Nymph()maniac 2/2 de Lars von Triers

Et la suite tint ses promesses...
Comme l'on pouvait s'y attendre, ce deuxième volet poursuit dans la lignée du premier, en nous présentant la fin du chapitre 5 (après la perte de sensations de Joe, si bien que les parenthèses du titre prennent tout leur sens, désignant ce moment blanc dans sa vie) et les chapitres 6, 7 et 8.
Le dispositif (verbalisé par Joe, qui finit par en éprouver les limites et se sentir coincée) est toujours le même : un objet de l'appartement de Seligman (une icône russe, un miroir, une tâche de thé en forme de revolver) lance Joe dans sa remémoration d'un épisode particulier de sa vie (son chemin de croix, sa "thérapie", sa révolte).

Le film révèle ainsi (je ne l'ai pas dit) une étonnante proximité avec Dogville, aussi bien dans la structure (la division en chapitres) et le dispositif que la thématique, comme je vais le montrer (enfin, je l'espère).
A l'espace transparent de Dogville, Nymph()maniac oppose au contraire un espace clos, où le soleil entre à peine, mais qui résume pourtant toute la vie de Joe (un vrai palais de mémoire, comme je l'ai déjà dit).
Cette opposition n'est qu'apparente, les deux espaces étant au fond aussi schématiques l'un que l'autre, et au service du même genre de paraboles - ce qui se voit dans leur parenté thématique.

Lars von Triers utilise en effet une fois de plus dans son oeuvre le motif (cher au romantisme noir) de la jeune femme persécutée, non pas pour placer le spectateur dans une position de voyeur sadique, mais pour mieux révéler l'oppression qui fonde la société, et la façon dont elle aliène les êtres (et notamment le plus faible d'entre eux, la femme).
C'est ainsi qu'il égratigne la manie du politiquement correct, qu'il assimile à la novlangue d'Orwell (pas explicitement cité, mais la référence est évidente, comme beaucoup d'autres : les machines à punir de Kafka, la trilogie sexuelle de Pasolini, et même l'arbre Charisma de Kiyoshi Kurosawa).
C'est ainsi aussi qu'il s'en prend à la psychothérapie, qui vise plus à normaliser les êtres pour les rendre acceptables par la société qu'à les rendre heureux (c'est d'autant plus ironique dans ce contexte de voir Seligman citer Freud, qui, rappelons-le, considérait par exemple la masturbation ou l'homosexualité comme des anomalies).

Le film prend donc une orientation clairement anarchiste (plutôt que nihiliste comme l'écrit Jean-François Rauger dans Le Monde - ce qui ne l'empêche d'avoir mieux compris le film que certains de ses collègues, dont je tairai charitablement le nom), ou plus simplement anti-sociale, comme beaucoup des cinéastes les plus intéressants du moment (Sono Sion, Jia Zhang-ke).
Dans ces circonstances, la fin du film (que certains spectateurs masculins jugent apparemment décevante) est des plus logiques (sans parler du fait qu'elle reprend adroitement des motifs thématiques et formels du début, comme les nombres de Fibonacci) : dans Dogville, déjà, Lars von Triers avait montré que les raisonneurs, ceux qui mettent des mots sur les peines des gens pour tenter de les aider, peuvent parfois être les pires de tous.

Je me tairai donc, après avoir simplement constaté que les films de Lars von Triers, qu'on les aime ou pas, ont au moins le mérite de poser des questions (et de façon formellement splendide), ce que la grande majorité du cinéma français, accro aux comédies sentimentales ou potaches, se refuse obstinément de faire...

mardi 7 janvier 2014

Les monologues de la nymphe

Nymph()maniac 1/2 de Lars von Triers

Après le sublime Melancholia, que pouvait-on attendre de Lars von Triers ?
Une autre exploration de la psyché féminine ?
Un film où Charlotte Gainsbourg aurait le rôle d'électron libre qui était celui de Kirsten Dunst ?
Une autre dénonciation des artefacts qui régissent la vie en société ?
Hé bien, c'est justement le programme de Nymph()maniac, qui n'est pas sans rappeler Guilty of romance de Sono Sion, par sa structure (des retours en arrière censés nous expliquer comment les personnages s'en sont retrouvés là au début du film) comme par son thème (la vision de l'amour comme dépossession de sa personnalité, comme aliénation sociale).

Plus qu'un porno d'auteur à la Nagisa Oshima (L'Empire des sens), et contrairement donc à ce que la promotion provocante laisse sous-entendre, Nymph()maniac est avant tout une réflexion sur le sexe, mise en perspective par la trajectoire d'une jeune femme, Joe, qui n'a trouvé que ça pour se constituer.
Bien sûr, le fait que la version présentée soit la version "soft", celle où les scènes de sexes (tournées avec des doublure prises dans le milieu du porno) ont été écourtées (de façon à permettre au film une carrière honorable en salle), aide à percevoir le film ainsi, mais pas seulement : contrairement à un film porno, ce qui se passe entre les scènes de sexe n'est pas que du remplissage, c'est même l'essentiel.

Du reste, Lars von Triers (non sans une certaine pointe d'humour, qui refera son apparition dans le film) commence son film par un long plan noir sur lequel retentissent des bruits d'eau et de grincements métalliques (non, rassurez-vous, ce n'est pas votre voisin qui s'agite sur son siège), comme pour nous dire : "vous êtes venus vous rincer l'oeil, vous allez devoir attendre".
Et quand l'image arrive enfin, c'est le son qui disparait, un court instant, avant qu'image et son ne se rejoignent enfin, comme pour mimer le retour à la vie de Joe, dont on va découvrir le corps inanimé sur le trottoir, en commençant par sa main, et après avoir vu son sang se diluer sur un mur (un mécanisme narratif similaire à celui à l'oeuvre dans Le Dormeur du val d'Arthur Rimbaud).
Cette ambiance calme est brisée par une chanson de Rammstein, qui marque l'apparition d'un vieil homme sortant de son appartement pour acheter du lait : comme on s'en doutait, il va finir par découvrir Charlotte Gainsbourg inanimée, ce qui suffit à interrompre la musique (un effet sonore très hitchcockien, voir Marnie).
Plus que de nous signaler ironiquement la condition de ce nouveau personnage (qui est juif, comme on l'apprendra plus tard), le mot "untermensch" susurré par le chanteur de Rammstein sert à introduire la problématique du film : est-on une mauvaise personne (un sous-homme, ou plutôt ici une sous-femme) parce qu'on n'a fait que courir après les hommes sans se soucier des conséquences ?

Joe pense que oui, et va tenter de l'expliquer à la figure paternelle qu'elle a en face d'elle (et qui pourrait être un double de Lars von Triers lui-même, si l'on considère les déclarations de Charlotte Gainsbourg sur son rapport avec le cinéaste, mais peut-être vaut-il mieux laisser ce type de considérations aux psychologues de bazar).
Chacune de ses cinq confessions est déclenchée par un des objets qui l'entourent : un appât de pêche ; une pelle à gâteaux ; un tableau représentant une Mrs H. ; un livre d'Edgar Allan Poe ; un magnétophone contenant une cassette de Bach.
Bien sûr, ces objets servent à dynamiser le dialogue, tout comme les images d'archive et les incrustations de texte (voire le split-screen) que les mots échangés appellent parfois, mais ils contribuent aussi à placer Joe dans un lieu symbolique, analogue à ces palais de mémoire qu'affectionnait le seizième siècle (mais on peut aussi bien considérer, comme Jacques Mandelbaum dans Le Monde, que le film renvoie aussi au dix-huitième siècle - Sade n'est pas loin en tout cas).

Le film convoque ainsi une esthétique un peu kitsch de documentaire (qui dans la version longue doit faire écho aux figures imposées du cinéma porno, kitsch en soi), qui serait pénible si elle n'était pas aussi bien faite et aussi en accord avec le sujet du film : comme le rappelle un plan du film, l'amour tel que le promeut la société est lui aussi très kitsch.
En attendant la deuxième moitié du film, qui devrait clore la parenthèse ouverte par la première (autour de la perte de sensibilité puis de sensations de Joe), sans doute en changeant d'actrice pour représenter Joe dans les retours en arrière (qui sont dans la première moitié jouées par Stacy Martin plutôt que par Charlotte Gainsbourg) et en insistant plus donc sur le côté "maniaque" que sur le côté "nymphe" du personnage (c'est du moins ainsi que je comprends le titre, à la différence de Jacques Mandelbaum), force nous est de constater que Lars von Triers n'a rien perdu de son talent - et c'est tant mieux.