mercredi 18 juin 2014

Joyau noir

Black Coal de Diao Yi'nan

Auréolé d'un Ours d'or bien mérité, voici qu'arrive sur nos écrans, après A Touch of Sin, un autre polar chinois, qui décevra tous les spectateurs s'attendant à voir un thriller haletant, mais ravira tous les amateurs de film noir.
Diao Yi'nan convoque en effet toutes les figures mythiques de ce type de film, et les porte à incandescence pour mieux les faire entrer en résonance avec la réalité de son pays.
Tout y est, à commencer par les ambiances crépusculaires (et glaciales), admirablement rendues par une photographie léchée, mais aussi une certaine façon de raconter (complexe) et un certain type d'histoire et de personnages.

Ainsi, si la narration ne fait pas appel aux flash-backs, comme souvent dans les films noirs (restant au contraire très linéaire), elle se caractérise en revanche par un sens de l'ellipse tout à fait remarquable.
La plus spectaculaire est sans doute celle qui fait entrer le personnage principal, Zhang, en voiture dans un tunnel en 1999 et l'en fait ressortir en 2004 en moto (une bonne métaphore du passage du temps), mais il y en a d'autres tout aussi frappantes, comme celle qui fait succéder à l'écran Zhang éteignant un feu à l'extincteur et l'employée de la teinturerie passant du linge au fer.
Et, bien sûr, il y a l'ellipse ultime, celle qui nous dérobe le visage du responsable de l'incident final, alors que nous savons qu'il ne peut que s'agir de Zhang, en train d'offrir un cadeau d'adieu à la femme qui l'a obsédé durant tout le film...

Parce que le coeur du film, c'est bien sûr une femme fatale (à qui l'actrice Gwei Lun Mei prête son minois angélique) et la relation vénéneuse qu'elle va entretenir avec l'homme enquêtant sur son cas (dans la lignée de romans comme le Sylvia d'Howard Fast ou de films comme Laura ou Vertigo, dont Black Coal se rapproche d'ailleurs par l'attention accordée aux scènes de filature).

Face à elle, Zhang semble pourtant avoir l'impassibilité et le cynisme de Sam Spade (le héros du Faucon maltais, dont l'adaptation filmique par John Huston est un des modèles avoués de ce film, avec Le Troisième Homme de Carol Reed).
Du coup, le spectateur passe son temps à guetter une marque d'humanité de sa part, qu'il finira par obtenir à la toute fin du film, pour peu qu'il l'interprète comme moi (mais c'est obligé si l'on veut y trouver un sens).

Du reste, c'est ce qui fait le sel de l'intrigue : comme dans un roman noir, à chaque fois qu'on croit le film bouclé, un petit quelque chose vient le relancer...
Le problème de ce type d'intrigues à tiroirs, c'est qu'il déçoit les spectateurs et les critiques habitués au finale unique et explosif des thrillers : ainsi Caroline Vié dans 20 Minutes n'a pas trouvé pas satisfaisante sa résolution.
De toute façon, l'originalité de Black Coal ne tient pas à son intrigue (calquée sur celle du Troisième homme ou sur celle du roman de David Goodis La Police est accusée) ou à ses personnages archétypaux, mais bien à la façon de les réinterpréter à la sauce chinoise.

Et un des aspects de cette réinterprétation (et non le moindre, même s'il ne faudrait pas non plus y accorder une importance excessive, comme le fait Jacques Mandelbaum dans Le Monde), c'est, comme dans tout bon polar moderne, les allusions à la réalité sociale, que ce soit la brutalité policière ou la condition féminine : "comment ne pas devenir une femme fatale dans ces conditions ?" semble demander, sans avoir l'air d'y toucher, Diao Yi'nan.

Tout ceci, et bien d'autres choses encore (la patronne de bar nostalgique basculant dans une baignoire), contribue à donner au film cette ambiance mélancolique qui est le propre du film noir authentique : Black Coal confirme donc, après A Touch of Sin, que quelque chose de noir (et de grandiose) se lève en Chine...

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